Sur les traces de Bashō (5) : La route d’Etchū

Les quarante-huit rapides de la Kurobe et les monts Tateyama

Avec ce cinquième billet, nous roulons en mode virtuel avec les poètes Bashō et Sora sur la route d’Etchū (越中). Voici la version abrégée et adaptée du tableau synoptique japonais de Geo Pottering, cinquième et dernière section.


Descriptif de la cinquième section (La route d’Etchū, 442 km)

Ichiburi

0 km (1514 km), altitude 10 m

En quittant Ichiburi, nous entrons dans la province d’Etchū (越中). Nous y roulerons d’abord vers l’ouest dans le Hokuriku (北陸), en passant par Toyama, Kanazawa et Fukui, puis nous prendrons la direction du sud. Et finalement, en longeant une partie du lac Biwa, nous irons jusqu’à Ōgaki, point final de ce voyage de Bashō.

Rivière Kurobe

21 km (1535 km), altitude 30 m

À quelque distance d’Ichiburi, nous traversons une plaine en forme d’éventail où nous passons par le bourg d’Asahi (朝日町), le bourg de Nyūzen, la ville de Kurobe (黒部市) et la rivière Kurobe (黒部川). Les environs de cette rivière, on les appelait autrefois « Les quarante-huit rapides de la Kurobe » tellement la rivière y multipliait souvent son cours lors des crues provoquées par les fortes pluies. Bashō et Sora durent traverser plusieurs de ces embranchements temporaires avant d’atteindre Namerikawa (滑川) et d’y passer la nuit.

Nagonoura

69 km (1583 km), altitude 5 m

Le lendemain, nos poètes repartent vers l’ouest en longeant la baie de Toyama jusqu’à Nagonoura (那古浦). Ce lieu est un utamakura qui remonte au haïku du poète Ōtomo no Yakamochi (大伴家持, 718-795) :

東風 (あゆのかぜ) いたく () くらし 奈呉の海人 (なごのあま) 釣する小舟 (つりするをぶね) 漕ぎ隠る (こぎかくる) みゆ

Traduction en japonais contemporain digeste :

あゆの風が 激しく吹いているらしい。 奈呉の海人たちの 釣りをする小さな舟が 漕ぎ進むのが、高波のあいだから見え隠れしている。

Ce qui donne ceci pour le sens, sans la touche poétique, sous la plume d’un petit vélo pliant :

Le vent d’est semble souffler si fort tandis que les barques des pêcheurs de Nago, poussées par la rame, tantôt visibles, tantôt cachées, se faufilent entre les hautes vagues.

C’est un lieu pittoresque d’où se laissent contempler la péninsule de Noto ( 能登半島 (のとはんとう) ) et les monts Tateyama ( 立山連峰 (たてやまれんぽう) ). Bashō et Sora souhaitaient aller se remplir les yeux des glycines à Tako (担籠), mais ils laissèrent tomber l’idée en apprenant qu’il leur faudrait pour cela sa taper cinq li (里) et, une fois arrivés, chercher en vain un endroit pour dormir dans ces lieux quelque peu déserts. 👉 Il s’agit du sanctuaire Takourafujinami-jinja (田子浦藤波神社), célèbre pour ses glycines.

わせの香や 分入る右は 有磯海

Col de Kurikara

103 km (1617 km), altitude 260 m

Après avoir passé la nuit à Takaoka (高岡), nos deux infatigables marcheurs se rendent à Oyabe (小矢部市) pour une visite au sanctuaire Hanyū Gokoku Hachimangū (埴生護国八幡宮), où Minamoto no Yoshinaka, vers la fin de l’ère Heian, avait prié la divinité de lui donner un petit coup de pouce dans sa rébellion contre les Taira au pouvoir. Le bâtiment du sanctuaire ( 社殿 (しゃでん) ), inscrit au patrimoine culturel important du Japon, remonte au début du XVIIe siècle. Pour revenir à Minamoto no Yoshinaka, c’est dans le col de Kurikara ( 倶梨伽羅峠 (くりからとうげ) ) qu’il vainquit les Taira, avant de pénétrer dans la capitale. Bashō et Sora traversent ce fameux col pour poursuivre leur route vers Kanazawa (金沢), suivons-les…

Kanazawa

128 km (1642 km), altitude 30 m

À leur arrivé à Kanazawa, nos pèlerins poètes sont accueillis par des poètes de la province de Kaga. Le plaisir de cette rencontre est toutefois gâché par le décès récent, l’hiver précédent, d’un disciple de Bashō : Kosugi Isshō (小杉一笑). Lors d’une joute de poésie organisée par le frère d’Isshō, Bashō exprima sa peine…

塚も動け 我泣声は 秋の風

Nos deux poètes dormirent neuf nuits à Kanazawa, occupant leurs journées, on s’en doute, à participer à des rencontres de poésie et à visiter les environs. Invité à l’ermitage Shōgen-an (松玄庵) du poète Saitō Issen (斎藤一泉) à Saigawahotori (犀川ほとり), Bashō y remercia ainsi son hôte pour l’excellence du repas qui lui fut servi :

秋涼し 手毎にむけや 瓜茄子

Komatsu

159 km (1673 km), altitude 10 m

Accompagnés de quelques disciples, Bashō et Sora quittent ensuite Kanazawa pour se rendre à Komatsu (小松), précédés des couleurs de l’automne.

あかあかと 日はつれなくも 秋の風

秋涼し 手毎にむけや 瓜茄子

👉 Traductions

À Komatsu, Bashō lance comme suit le premier haïku ( 発句 (ほっく) ) d’une nouvelle joute :

しほらしき 名や小松吹 萩すゝき

Il se rend aussi au sanctuaire Tata (多太神社), où se trouvent le casque kabuto (), les épaulettes et les protège-tibias de Saitō Sanemori. Ces pièces d’armure auraient été offertes au sanctuaire par Minamoto no Yoshinaka (Kiso no Yoshinaka), vainqueur de la bataille de Shinohara, où Saitō Sanemori, du camp adverse, perdit la vie. Quand on lui apporta la tête de Saitō Sanemori, le vainqueur ne la reconnut qu’une fois lavée, car Saitō, plus très jeune, avait teint ses cheveux blancs pour cacher son âge lors de cette bataille à laquelle il tenait à participer.

むざんやな 甲の下の きりぎりす

Yamanaka Onsen

183 km (1697km), altitude 70m

Bashō et Sora se rendent ensuite à Yamanaka Onsen, une source thermale au riche passé, qui aurait d’abord été découverte dans une jolie vallée par Gyōki (行基) à l’époque de Nara. La source aurait ensuite été oubliée jusqu’à ce qu’elle soit redécouverte à la fin de l’ère Heian par le chef militaire Hasabe Nobutsura (長谷部 信連), qui, ayant aperçu une aigrette ( 白鷺 (しらさぎ) ) guérir d’une blessure à la patte dans les eaux thermales, décida de redonner vie au coin. 👉 Jean Marc Chounavelle parle plutôt d’un faucon, sans préciser sa source. La version japonaise de Wikipédia et le site Web de Yamanaka Onsen précisent toutefois qu’il s’agit d’une aigrette. 👈

山中や 菊はたおらぬ 湯の匂

Bashō a passé neuf nuits à Yamanaka Onsen, visitant notamment le temple Iōji (医王寺) et le pont Kurotani-bashi (黒谷橋), autrefois en bois. Aujourd’hui, on peut aussi aller y visiter le Bashōdō (芭蕉堂) près du pont, ou encore le Bashō-no-kan (芭蕉の館), reproduction du bâtiment où Bashō séjourna jadis.

À cette étape du voyage, Sora se sent mal et décide d’aller voir un médecin à Nagashima (長島), dans la province d’Ise ( 伊勢国 (いせのくに) ). Il se sépare donc temporairement de Bashō en lui laissant ces mots :

行行て たふれ伏すとも 萩の原

Auxquels Bashō répond ainsi :

今日よりや 書付消さん 笠の露

👉 Traductions

Temple Natadera

197 km (1711 km), altitude 50 m

Sur le chemin du retour vers Komatsu, Bashō s’arrête au temple Nata-dera (那谷寺), construit au début du VIIIe siècle. Initialement appelé Iwaya-ji (岩屋寺), ce temple aurait ensuite été renommé par l’empereur Kazan (花山法皇, 968–1008), en empruntant un kanji au mont Nachi (那智山) et un autre au mont Tanigumi (谷汲山). Le mont Nachi, en passant, est un des lieux sacrés (le premier) du pèlerinage de Kansai Kannon.

石山の 石より白し 秋の風

Le bâtiment principal, construit en 1642 et appelé Daihikaku (大悲閣), est inscrit au patrimoine culturel important du Japon. Une guanyin à 11 visages et 1000 mains y repose dans une grotte. Bashō, lui, alla ensuite reposer seule tête et ses deux pieds à Komatsu pour deux nuits, avant de poursuivre son périple.

Daishō-ji et Zenshō-ji

209 km (1723 km), altitude 5 m

Le temple Daishō-ji (大聖寺) est un des cinq temples du mont Haku de la religion du même nom ( 白山信仰 (はくさんしんこう) ). À l’époque Edo, les lieux prospéraient en tant que chef-lieu du domaine féodal de Daishō-ji. Bashō dormit pour sa part un peu à l’écart de ce bourg entourant le château du domaine, au Zenshō-ji (全昌寺), où Sora, rétabli, l’attendait depuis la nuit précédente.

終宵 秋風聞や うらの山 (Sora)

Ce que voyant, Bashō écrit dans son journal que cette nuit de séparation lui a semblé 1000 li ( 一夜の隔千里に同じ (いちやのへだてせんりにおなじ) ).

Le lendemain matin, alors que Bashô s’apprête à quitter les lieux, des disciples accourent au pied de l’escalier, papier et pierre à encre en mains. Bashō leur laisse ce haïku :

庭掃いて 出ばや寺に 散る柳

Yoshizaki

217 km (1731 km), altitude 45 m

À la frontière des provinces de Kaga et d’Echizen, à la hauteur de Yoshizaki (吉崎), Bashō et Sora traversent le grau (入江) en barque, pour aller voir les Shiokoshi no matsu (汐越の松). Il s’agit de pins qui se retrouvaient dans l’eau à marée haute. Les lieux sont aujourd’hui occupés par un terrain de golf, et les pins complètement desséchés.

Matsuoka

245 km (1759 km), altitude 50 m

En route pour le Eihei-ji, les deux poètes s’arrêtent au Tenryū-ji (天龍寺) de Matsuoka (松岡), où se trouve un vieil ami de Bashō. Au même endroit les quitte le poète Hokushi (北枝), qui marchait avec eux depuis 25 jours, c’est-à-dire depuis leur départ de Yamanaka Onsen. Cette séparation inspire le haïku suivant à Bashō.

物書きて 扇引きさく 余波哉

Eihei-ji

255 km (1769 km), altitude 220 m

Le temple Eihei-ji (永平寺) a été construit en 1244 par le fondateur de la secte zen Sōtō. Les dix-neuf bâtiments actuels, inscrits au patrimoine culturel important du Japon, sont toutefois plus récents, les anciens ayant été détruits par le feu, notamment lors de la guerre d’Ōnin ( 応仁の乱 (おうにんのらん) ).

Fukui

271 km (1785 km), altitude 10 m

En route pour Fukui, Bashō s’arrête chez un vieil ami du nom de Tōsai (等栽). À son arrivée, l’aspect des lieux et l’accueil que lui fait la femme qui lui ouvre la porte évoquent, pour Bashō, une scène du Dit du Genji, qu’il s’amuse lui-même à imiter dans son carnet de voyage, tel qu’expliqué ici.

Tsuruga

333 km (1847 km), altitude 10 m

En roulant virtuellement avec Bashō et Sora, nous apercevons bientôt le mont Hino, surnommé le « Fuji d’Echizen », traversons avec eux des lieux devenus mots de saison (utamakura) : le pont Asamuzu (朝むづの橋), les roseaux de Tamae (玉江の (よし) ) et la barrière de la Bouscarle chanteuse ( 鶯の関 (ウグイスのせき) ). Puis nous franchissons le col de Yunoo (湯尾峠) pour atteindre le château de Hiuchi ( 燧が城 (ひうちがじょう) ). En chemin, les deux poètes entendirent le cri des oies sauvages survolant le mont Kaeru (かえる山), un autre mot de saison.

Le soir, après quelques gorgées de saké en compagnie de leur hôte, Bashō et Sora vont rendre une visite nocturne au sanctuaire Kehi ( 気比神宮 (けひじんぐう) ), à l’occasion du rituel du transport du sable, qui s’y déroulait l’année où Bashō visita les lieux. En chemin, Bashō et Sora se font expliquer que, selon la légende, le prêtre Taa (Yugyō le deuxième), constatant que l’approche du sanctuaire ( 参道 (さんどう) ) était boueuse, y aurait transporté lui-même du sable de la berge pour y faciliter les allées et venues. Ce geste a donné naissance à une tradition rituelle encore pratiquée de nos jours, certaines années.

Ce soir-là, la lune brillait dans un ciel dégagé et Bashō, sachant que le lendemain serait jour de pleine lune, demanda à son hôte s’il prévoyait du beau temps. Celui-ci lui répondit que dans la région, bien malin qui pouvait prédire le temps. Le lendemain fut un jour de pluie….

Tout ce qui précède a donné lieu aux deux haïkus que voici.

月清し 遊行のもてる 砂の上

名月や 北国日和 定なき

👉 Traductions

Irohama

347 km (1861 km), altitude 5 m

Le lendemain, sous un ciel de nouveau dégagé, Bashō et Sora se dirigent vers Irogahama (色が浜), la « plage des couleurs », pour y ramasser des coquillages masuho (ますほの 小貝 (こがい) ) de mollusques bivalves autrefois évoqués par le poète Saigyō (西行, 1118-1190) : 潮染むる ますほの小貝 拾ふとて 色の浜とは いふにやあるらん.

Tandis que nos deux poètes s’y rendent en barque, nous, les vélos, longeons le littoral de la baie de Tsuruga. Bashō et Sora, de leur embarcation, aperçoivent quelques rares maisons de pêcheurs sur la rive, puis, au seul temple du coin, le Honryū-ji (本隆寺), prennent le thé et réchauffent le saké. Ces lieux désolés inspirent ces deux haïkus à Bashō…

寂しさや 須磨にかちたる 浜の秋

波の間や 小貝にまじる 萩の塵

👉 Traductions

Lac Biwa

380 km (1894 km), altitude 90 m

La suite du voyage, de Tsuruga à Ōgaki, n’est pas décrite dans le récit de Bashō. Pour notre voyage virtuel, supposons qu’ils franchirent le col de Fukasaka ( 深坂峠 (ふかさかとうげ) ) et suivirent la route de Shiotsu ( 塩津街道 (しおつかいどう) ), jusqu’à la plage Shiotsu ( 塩津浜 (しおつはま) ) du lac Biwa ( 琵琶湖 (びわこ) ).

La route de Shiotsu, également appelée « route du sel » ( 塩の道 (しおのみち) ), était une route importante reliant Tsuruga au Kinai (畿内), c’est-à-dire à la région des six provinces des anciennes capitales de Nara et Kyōto. À son extrémité sud se trouvait la plage de Shiotsu, un bourg portuaire du lac Biwa où l’on retrouve encore aujourd’hui un peu de l’atmosphère de cet ancien bourg-relais.

Nagahama

404 km (1918 km), altitude 90 m

Du nord du lac Biwa, nous poursuivons vers Nagahama (長浜). Lorsqu’il reçut Imahama (今浜) d’Oda Nobunaga en 1573, Toyotomi Hideyoshi y fit construire son château et renomma ce bourg « Nagahama ». Le château fut rapidement abandonné, au début de la période Edo, mais le bourg prospéra en tant que monzen-machi (門前町, terme qui désigne les bourgs qui, à partir du Moyen Age, se formaient à l’entrée des temples et sanctuaires) du temple Daitsū-ji (大通寺) et plaque tournante du transport fluvial par le lac et du transport terrestre par la route du Hokkoku (北国街道). L’atmosphère traditionnelle des rues y attirent de nos jours les touristes en grand nombre.

Ōgaki

442 km, (1956 km), altitude 10 m

Quittant Nahagama, nous passons par Sekigahara (関ヶ原), où se déroula l’importante bataille du même nom en 1600, puis nous arrivons à Ōgaki (大垣), destination finale de ce voyage de Bashō, d’une durée d’environ cinq mois. Sora, qui était allé à Ise (伊勢), vint retrouver Bashō à Ōgaki, ainsi que de nombreux autres proches du poète. Deux semaines plus tard, Bashō, qui disait que le voyage était sa demeure, reprenait la route vers Ise… De la barque sur laquelle il s’embarqua, il nous laissa ce haïku :

蛤の ふたみにわかれ 行秋ぞ

FIN DU VOYAGE


Le mot du compagnon bipède

J’ai moi aussi l’impression d’avoir terminé un long voyage… à travers les mots. Je le fais avec beaucoup de reconnaissance pour Geo Pottering, et plus particulièrement pour Salīna, qui a préparé le scénario du jeu, pour Mājiko, qui en a créé l’interface avec Google Map, l’API de Google et tout un tas d’acrobaties en langage de programmation, et finalement pour Jean Marc Chounavelle, que je n’ai jamais rencontré mais sans lequel cette version française du jeu aurait été beaucoup moins intéressante.

Béni a encore un grand nombre de billets à écrire au sujet des balades dans les estampes du peintre Hiroshige, sans parler des autres balades auxquelles, depuis le 15 mai 2022, je participe avec (sur) lui. Sans parler des balades en simple duo avec Béni et Grincheux, par lesquelles ce blog a d’abord commencé.

Je ne sais pas où tout ça va nous mener, mais chose sûre, pas question d’arrêter de pédaler !


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