Sur les traces de Bashō (3) : La route de Dewa

Yamadera (山寺)

Voici (enfin !) la version abrégée et adaptée du tableau synoptique japonais de Geo Pottering pour la section 3 du jeu, qui part de Shitomae no Seki (尿前関, la « Barrière du pisse-devant ») et se termine à Nezugaseki (鼠ケ関), à 1190 km du point de départ de la section 1 à Edo.


Descriptif de la troisième section (La route de Dewa, 442 km)

Barrière du pisse-devant

0 km (748 km), altitude 345 m

Après avoir passé deux nuits près de la Barrière du pisse-devant, nos pacifiques poètes se font accompagner d’un jeune homme robuste pour traverser le col qui mène à la province de Dewa. Ce col a pour nom 山刀伐峠 (natagiri tōge) . Dans son livre, Jean Marc Chounavelle parle du « col de l’entaille de la serpe », mais natagiri (山刀伐) désignait en fait un couvre-chef porté pour aller chasser ou travailler dans la montagne. Il protégeait la tête et le visage contre les moustiques et la pluie, et le col, dit-on, avait une forme évoquant ce natagiri La croyance populaire, de son côté, associait aussi le nom du col à la présence de nombreux brigands armés de sabres dans la montagne (on retrouve les caractères du sabre et de la montagne dans le nom du col).

Obanazawa

31 km (779 km), altitude 100 m

Accompagnés de leur garde du corps, les deux poètes traversent le col sans emcombres et arrivent à Obanazawa (尾花沢), où ils rendent visite au poète SUZUKI Seifū (鈴木清風). Ils séjournent une dizaine de jours à Obanazawa, principalement au temple Yōsen-ji (養泉寺).

涼しさを わが宿にして ねまるなり

這ひ出よ 飼ひ屋が下の 蟾の声

眉掃を 俤にして 紅粉の花

蚕飼する 人は古代の すがた哉 (曽良)

Traductions de Jean Marc Chounavelle

Risshaku-ji (Yama-dera)

68 km (816 km), altitude 250 m

D’Obanazawa, Bashō et Sora prennent la direction du sud pour aller visiter le Risshaku-ji (立石寺), appelé communément Yama-dera (山寺), par allusion aux flancs escarpés de granit sur lesquels se trouvent perchés ses bâtiments. Il a été fondé en 860 par Ennin.

閑さや 岩にしみ入 蝉の声

Ōishida

105 km (853 km), altitude 60 m

Du Risshaku-ji, les deux poètes louent un cheval pour se rendre à Ōishida (大石田), base de transport fluvial de la rivière Mogamigawa (最上川). Ils y séjournent trois jours chez un dénommé TAKANO Ichiei (高野一栄), dont les activités commerciales dans le transport fluvial comprennent également l’hébergement des bateliers. Ils visitent le temple Kōsen-ji (向川寺) et participent à une rencontre de poésie haïku, que Bashō lance avec le hokku (発句) suivant :

五月雨を 集めて涼し 最上川

qu’il modifiera ensuite comme suit :

五月雨を 集めて早し 最上川

👉 Dans le livre de Chounavelle, ces deux haïkus sont présentés dans l’ordre inverse, pages 277 et 280.

Shinjō

133 km (881 km), altitude 100 m

D’Ōishida, Bashō et son compagnon repartent vers le nord à cheval, traversent le col de Sabane ( 猿羽根峠 (さばねとうげ) ), passent par le relais de Funagata ( 舟形宿 (ふながたしゆく) ) puis arrivent à Shinjō (新庄). Ils y séjournent chez Fūryū (nom de plume de SHIBUTANI Jimbei 渋谷甚兵衛), dont le nom de plume s’écrit 風流, tout comme la doctrine du même nom. En arrivant chez Fūryū, Bashō lui offre ce haïku :

水の奥 氷室尋ぬる 柳哉 (みずのおく ひむろたずぬる やなぎかな)

Ce haïku (qui n’est pas présenté dans le livre de Chounavelle) fait allusion à l’eau de source du saule ( 柳の清水 (やなぎのしみず) ) de Shinjō. En s’abreuvant à cette eau fraîche, Bashō suggère métaphoriquement qu’elle passe sans doute par un 氷室 (himuro) (chambre froide souterraine où l’on conserve la glace). Aujourd’hui la source n’y coule plus, mais le haïku a été gravé sur une pierre sous un saule.

Le lendemain, Bashō compose le haïku suivant à l’occasion d’une rencontre de poésie chez le frère aîné de Fūryū, Seishin (盛信, nom de plume de SHIBUTANI Kurobei 渋谷九郎兵衛). 👉 Chounavelle l’appelle Morinobu (盛信), mais je crois qu’il faut plutôt lire « Seishin » pour un nom de plume. 👈

風の香も 南に近し 最上川 (かぜのかも みなみにちかし もがみがわ)

Nous n’avons pas non plus la traduction de ce haïku dans le livre, mais en gros, le vent du sud, en soufflant à la surface des eaux de la rivière Mogamigawa, apporte les fragrances du printemps.

Motoaikai

143 km (891 km), altitude 40 m

De Shinjō, Bashō et Sora se rendent à Motoaikai (本合海) et, de là, descendent la rivière Mogamigawa en bateau. Sur la rive droite, ils aperçoivent bientôt le château Yamukitate (八向楯), construit au Moyen Âge sur le mont Yamuki, puis, un peu plus loin, le sanctuaire Yamuki-jinja (矢向神社), sis au beau milieu d’une falaise qui surplombe la rivière Mogamigawa.

Mont Haguro

183 km (931 km), altitude 310 m

Nos deux poètes remettent pied à terre à Shimizu, traversent le relais de Karikawa (狩川宿), puis se rendent jusqu’à celui de Tōge (手向宿), où se trouvent de nombreux shukubō (宿坊) des trois monts Dewa ( 出羽三山 (でわさんざん) ). 👉 Les shukubō, autrefois réservés aux moines et aux visiteurs des temples et sanctuaires, peuvent aussi accueillir les touristes de nos jours. 👈 C’est à mi-chemin de leur escalade du mont Haguro (羽黒山) que Bashō et Sora passent la nuit, au temple annexe Minamitani Betsu-in (南谷別院). Le lendemain, ils y participent à une rencontre de poésie, dans les quartiers de l’abbé des lieux.

有難や 雪をかほらす 南谷

Les trois monts Dewa ( 出羽三山 (でわさんざん) ) sont respectivement le Hagurosan (羽黒山), le Gassan (月山) et le Yudonosan (湯殿山). Bashō et Sora y visitent notamment le Haguro-kongen (羽黒権現), devenu l’actuel sanctuaire Ideha-jinja (出羽神社).

涼しさや ほの三か月の 羽黒山

👉 Ci-dessus, j’ai mis visiteurs en italiques parce que ça ne correspond pas vraiment au terme japonais 参拝者 (sampaisha) . La nuance qui se perd dans la traduction vient de la différence entre les verbes 参詣する et 参拝する.

参詣 (sankei) = Aller au temple ou au sanctuaire.

参拝 (sampai) = Aller au temple ou au sanctuaire pour y pratiquer le culte en posant les gestes rituels vis-à-vis des divinités.

Quand mon compagnon bipède s’arrête dans un temple ou un sanctuaire pour faire une pause, il le fait en tant que sankeisha (参詣者), se contentant d’admirer l’architecture des bâtiments, d’apprécier l’originalité ou l’ancienneté des statues, etc., avec tout le respect dû à ces lieux sacrés, mais sans adhérer aux croyances qu’ils véhiculent.

Mont Gassan

216 km (964 km), altitude 1970 m

Le lendemain, Bashō et Sora s’attaquent au mont Gassan (月山, 1984 m). Le sentier, enveloppé de brume et de nuages sous l’air froid de ce jour-là, mène au sanctuaire Gassan (月山神社), après plus de 30 km d’ascension sinueuse. Les poètes y visitent le sanctuaire, puis passent la nuit dans une petite auberge de montagne.

雲の峰 幾つ崩て 月の山

Mont Yudono

221 km (969 km), altitude 1070 m

En suivant le sentier de crête, Bashō et Sora descendent jusqu’au mont Yudonosan. À mi-chemin, aux abords de la vallée, se trouve la « Cabane du forgeron » ( 鍛治小屋 (かじごや) ). Bashō écrit que les forgerons de Dewa se purifiaient autrefois le corps dans des eaux sacrées avant de forger leurs sabres très prisés, sur lesquels ils gravaient ensuite les caractères du mont Gassan (月山). Bashô dit aussi qu’il s’est arrêté en chemin pour s’asseoir sur un rocher et contempler l’éclosion tardive d’un cerisier. Puis, arrivé au mont Yudono, il abrège son récit en composant un haïku dans lequel il évoque astucieusement la règle selon laquelle les ascètes doivent garder le silence sur leur séjour en montagne…

語られぬ 湯殿にぬらす 袂かな

雲の峰 幾つ崩て 月の山

湯殿山 銭ふむ道の 泪かな  (曽良)

Traductions

Tsuruoka

277 km (1025 km), altitude 20 m

Bashō et Sora repassent par le mont Hagurosan pour se rendre à Tsuruoka (鶴岡), où ils logent chez NAGAYAMA Shigeyuki. Épuisé à son arrivée, Bashō exprimera le lendemain, toujours sous forme de haïku, sa reconnaissance pour la spécialité locale, l’aubergine de Minden ( 民田茄子 (みんでんなす) ), qui lui fut servie chez NAGAYAMA… d’autant plus qu’on lui fit alors l’honneur du premier fruit de la récolte.

めずらしや 山をいで羽の 初茄子

👉 Sans vouloir trop critiquer (car le récit de Bashō n’est pas à la portée du premier vélo (venu) ), en feuilletant le livre de Jean Marc Chounavelle, vous aurez peut-être constaté certaines erreurs et incohérences. Dans le cas présent, Shigeyuki devient « Shigeru », et Tsuruoka « Tsuruoga ». Le dernier mot du haïku, 初茄子 (hatsunasubi, première aubergine), devient « hatsunasobi ». On trouve des erreurs du même genre ici et là dans le livre, dont une des plus frappantes (pour ne pas dire navrantes) se trouve à l’étape 28 (page 284), les trois monts DEWASANZAN devenant « DEWASANZEN », aussi bien dans le titre (!) que dans le corps du texte.

Sakata

305 km (1053 km), altitude 10 m

Du bourg qui entoure le château de Tsuruoka ( 鶴岡城城下町 (つるおかじょうじょうかまち) ), Bashō et Sora se rendent à Sakata (酒田) en bateau (tandis que nous, les vélos, longeons la rivière). À Sakata, ils séjournent chez le médecin et poète Itō Genjun (伊東玄順), dont le nom de plume était Fugyoku (不玉). Sous la chaleur de cette fin de juillet, Bashō compose les deux haïkus qui suivent.

あつみ山や 吹浦かけて 夕すヾみ

暑き日を 海にいれたり 最上川

Traductions

Le port de Sakata était une base du transport fluvial de la rivière Mogamigawa et une escale pour les kitamaebune (北前船), navires marchands qui naviguaient sur la Mer du Japon entre Osaka et les provinces du nord aux époques d’Edo et de Meiji. En vélo, on peut aujourd’hui retrouver un peu de l’atmosphère de l’époque en visitant les 山居倉庫 (sankyo sōko) et le parc Hiyoriyama (日和山公園).

Fukuura

325 km (1073 km), altitude 5 m

En route pour Kisakata (象潟), Bashō et Sora se voient contraints par la pluie de dormir à Fukuura (吹浦). 👉 Le récit de Bashō et les notes de Sora restent plutôt silencieux sur Fukuura, mais le tableau synoptique de Geo Pottering précise qu’on y trouve aujourd’hui le sanctuaire Chōkaisan Ōmonoimi-jinja (鳥海山大物忌神社) dédié à la montagne sacrée Chōkaisan (鳥海山), et que Fukuura s’y serait autrefois développée en tant que monzen-machi (門前町), ce terme désignant les bourgs qui, à partir du Moyen Age, se formaient à l’entrée des temples et sanctuaires. De là, les cyclistes peuvent emprunter la route Chōkai Blue Line jusqu’à l’entrée du sentier de la montagne (et en profiter pour l’escalader jusqu’au belvédère), ou continuer de rouler vers nord jusqu’à Kisakata, prochaine destination de Bashō et Sora. 👈

Kisakata (Kanman-ji)

345 km (1093 km), altitude 10 m

Arrivés à Kisakata (象潟) sous la pluie, nos deux voyageurs visitent les environs dès le lendemain matin. S’y trouvait une lagune célèbre, parsemée d’îlots rappelant la splendeur de Matsushima (présenté dans le billet précédent), mais pour Bashō la beauté des lieux évoque la tristesse alors que celle de Matsushima évoquait la gaieté. Cette lagune a disparu lors du séisme de Kisakata, en 1804, le sol s’étant alors soulevé d’environ 2 mètres, de sorte qu’aujourd’hui les îlots se trouvent entourés de rizières.

À bord d’une barque, Bashō et Sora vont visiter un îlot qui portait le nom du poète Nōin, puis, du temple Kanman-ji (蚶満寺), contemplent le reflet du mont Chōkai sur les eaux de la lagune.

象潟や 雨に西施が ねぶの花

汐越や 鶴はぎぬれて 海涼し

Traductions

Kisakata (Kumano-jinja)

347 km (1095 km), altitude 5 m

Par la suite, Bashō et Sora assistent au festival annuel du sanctuaire Kumano-jinja (熊野神社) et à la danse kagura.

 象潟や 料理何くふ 神祭  (曾良)

 蜑の家や 戸板を敷て 夕涼  (低耳)

 波こえぬ 契ありてや みさごの巣  (曾良)

Traductions

Sakata

386 km (1134 km), altitude 10 m

Le lendemain, après avoir contemplé de nouveau le mont Chōkaisan et la lagune depuis le pont de Kisakata, les poètes retournent à Sakata, où ils s’arrêtent encore une semaine chez Fugyoku. Un jour, alors qu’ils sont tous trois invités chez le riche marchand Ōmiya Chōbei (近江屋三郎兵衛) pour profiter de la fraîcheur de la soirée à l’extérieur ( 夕涼み会 (ゆうすずみかい) ) en dégustant le premier melon oriental de la récolte, ils décident de s’imposer une petite règle ludique : « Pas de haïku, pas de melon » (『 () なき (もの) () うべからず』→ Celui qui ne compose pas de haïku ne doit pas manger). 👉 Par allusion au jeu similaire où les personnes incapables de composer un poème de circonstances doivent boire trois verres d’alcool (un proverbe japonais est né de cette anecdote). 👈

Sur ce, Bashō y va d’un premier haïku :

初真桑 四つにや断たん 輪に切らん

👉 (Signification : Ce premier melon oriental de la récolte, le couperons-nous en quartiers ou en rondelles ?)

Ōyama

408 km (1156 km), altitude 15 m

Bashō et Sora partent ensuite pour Ōyama (大山), un des relais de la route d’Ushūhama ( 羽州浜街道 (うしゅうはまかいどう) ) à l’époque Edo. On trouve encore de nos jours, le long de cette route, des rues dont les bâtiments ont conservé l’atmosphère de l’époque. De la fin de l’époque Edo à l’ère de Meiji, Ōyama devint célèbre dans tout le Japon pour son industrie du saké. Depuis l’an 2000, s’y tient en février un festival de dégustation des sakés produits par les distilleries locales.

Atsumi

433 km (1181 km), altitude 10m

D’Ōyama, nos deux voyageurs poursuivent leur randonnée poétique vers le sud sur la route d’Ushūhama jusqu’à Atsumi, en passant par le col de Yura ( 由良峠 (ゆらとうげ) ) et par les relais de Sanze (三瀬宿), Kobato (小波渡宿) et Ōbato (大波渡宿). Tout au long du chemin, ils contemplent le littoral de la Mer du Japon, sur lequel les puissantes vagues sculptent des rochers aux formes étranges.

Nezugaseki

442 km (1190 km), altitude 5 m

À Atsumi, Bashō et Sora empruntent des voies différentes pour se rendre à la province d’Echigo (越後). Le premier part pour Nezugaseki (鼠ケ関) à dos de cheval, tandis que le deuxième, depuis les thermes d’Atsumi-onsen, rejoint la route de Dewa ( 出羽街道 (でわかいどう) ) et, passant par le poste de garde d’Oguni ( 小国番所 (おぐにばんしょ) ), retrouve Bashō à Nezugaseki. À l’époque Heian, Nezugaseki était une des trois barrières d’Ōu ( 奥羽三関 (おおうさんかん) ), avec celles de Shirakawaseki (白河関) et de Nakosonoseki (勿来関), qui s’ouvraient sur les contrées du nord-est du pays.

Nous voici donc arrivés, avec Bashō et Sora, à la fin de la route de Dewa et à l’extrémité nord de la route du Hokuriku ( 北陸道 (ほくりくどう) ).


Le mot du bipède essoufflé

En cet été 2023 qui vient de prendre fin, travail et canicule auront retardé la ponte du troisième billet beaucoup plus que prévu. Il nous reste encore deux sections pour compléter le jeu, puis nous retournerons aux billets sur les estampes du peintre Hiroshige et aux activités courantes de Geo Pottering (elles aussi figées depuis la canicule).


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