Sur les traces de Bashō (1) : La route de Nikkō

Portrait du poète Bashō par Hokusai

Aujourd’hui, j’interromps brièvement la série de billets sur les balades à vélo à travers les estampes du peintre Hiroshige pour vous présenter quelque chose de très particulier. J’en ai déjà parlé dans quelques billets précédents, mais je récidive parce que les choses ont un peu changé et que ça risque d’intéresser les lecteurs qui cherchent des façons de se motiver pour garder la forme en marchant, en joggant, en roulant, etc., et qui s’intéressent au Japon.

Pendant la pandémie de COVID-19, le club d’adeptes du vélo pliant Geo Pottering a créé un jeu en ligne sur lequel les membres peuvent voyager de manière virtuelle sur une carte de Google Maps en inscrivant, après chaque balade, le nombre de kilomètres qu’ils ont réellement parcourus ce jour-là, que ce soit en marchant, en courant ou en roulant. La carte, interactive, fait avancer les icônes des participants à mesure qu’ils progressent et franchissent les étapes du jeu. Jusqu’ici, les membres de Geo Pottering ont achevé trois parties sur la carte du Japon.

Nous sommes actuellement en train de terminer la quatrième partie, sur le thème de l’Étroit sentier du Nord (奥の細道) du poète Matsuo Bashō.

L’interface du jeu, créée par Mājiko, s’est beaucoup améliorée au fil des mois, et elle comporte toujours une version privée pour les membres et une version publique pour les non-membres. Malheureusement, jusqu’ici la version publique était beaucoup moins intéressante que la version privée, pour des raisons techniques.

Je viens toutefois de réaliser qu’il est possible, en exploitant les paramètres du navigateur Web (Firefox, Chrome, etc.), d’éliminer les principaux désavantages de la version publique et de rendre ainsi l’expérience beaucoup plus agréable pour les non-membres. C’est ce que je vais expliquer dans les lignes qui suivent, puis je vais mettre une version française du tableau synoptique du jeu, pour que les lecteurs de ce blog qui ne lisent pas le japonais puissent quand même utiliser le jeu comme source de motivation pour garder la forme tout en apprenant des trucs sur le Japon, sur son histoire, sa géographie, sa culture, sa mythologie, etc.

But du jeu

  • L’élément principal est un meneur de jeu (pacemaker) qui avance chaque jour d’une distance donnée sur la carte, celle que vous choisissez comme moyenne quotidienne de déplacement (par exemple, marcher 5 km par jour, ou rouler 10 km par jour en moyenne). Vous pouvez aller moins vite ou plus vite que lui, peu importe, mais il est là pour vous encourager à faire de l’exercice régulièrement.

Traduction de l’interface japonaise

Voici le lien vers la carte complète du voyage de Bashō sur l’Étroit sentier du Nord, que le poète et son disciple Sora ont marché sur une distance totale de 1956 km. Vous pouvez également utiliser seulement la carte de la première des cinq sections (294 km), qui se trouve ici.

Cette version publique est conçue pour un ou deux joueurs. Vous pouvez donc jouer seul ou avec un partenaire.

Et maintenant, voyons en quoi consiste le menu…

Tout en haut à gauche de la carte, vous avez ceci :

■総距離 294 km ■Distance totale 294 km

■開始日 2022/2/24 ■Date de début 2022/2/24

■累積距離 G _____ km e _____ km ■Distance cumulée G _____ km e _____ km

👉 Pour commencer la partie, il faut remplacer 2022/2/24 par votre date de début. Par exemple : 2023/7/20 pour le 20 juillet 2023. C’est en fonction de cette date que le meneur de jeu va progresser chaque jour sur la carte.

Voyons maintenant les autres éléments de l’interface.

●ペースメーカー速度 0 km/日 ● Vitesse du meneur de jeu : 0 km/jour

■本日の走行距離 ____ km ■Distance parcourue aujourd’hui ____ km

現在地を表示 Afficher ma position actuelle

👉 Vous spécifiez d’abord la vitesse du meneur de jeu en km/jour, en inscrivant la valeur dans la case de « ● Vitesse du meneur de jeu ».

👉 Ensuite, complètement à droite, vous insérez la distance que vous avez parcourue ce jour-là, en km.

👉 Il ne vous reste plus qu’à cliquer sur l’icône G ou l’icône e, au choix, icône que vous garderez pendant toute la partie. Chaque fois que vous ajouterez une valeur à « Distance parcourue aujourd’hui », elle sera additionnée sous « ■Distance cumulée ». Si vous jouez avec une autre personne, vous faites la même chose pour entrer ses données sur la carte et faire avancer son icône.

Faisons un essai. Ouvrez la carte de la première section et insérez 2023/7/18 pour la date de début, 10 km/jour pour la vitesse du meneur de jeu, 36 km pour la distance parcourue aujourd’hui, puis cliquez sur l’icône « e ». Vous devriez obtenir ceci :

Sur cet exemple, la partie a commencé le 18 juillet et nous sommes le 20. Je n’ai pas fait d’exercice le 18 et le 19, mais le matin du 20 j’ai roulé en vélo dans mon quartier sur une distance de 36 km. La carte montre ma position actuelle (icône « e ») sur Google Maps, et le gros trait vert indique la distance parcourue en trois jours par le meneur de jeu, soit 30 km (3 x 10).

👉 En jouant, vous pouvez utiliser le petit bonhomme jaune du coin inférieur droit pour aller regarder le paysage et/ou des photos sur la carte de Google Maps.

L’astuce pour conserver les données cumulées

Si vous utilisez votre navigateur avec les paramètres par défaut, vous perdrez toutes vos données lorsque vous fermerez le navigateur, et devrez donc réinsérer la date de début et remettre vos distances parcourues chaque fois que vous reviendrez sur la carte du jeu. Pour contourner ce problème, il faut aller dans les paramètres de configuration du navigateur afin de conserver le contenu de l’onglet qui contient la carte du jeu. Par exemple, sous Firefox, vous allez dans les paramètres et, sous « Démarrage », vous cochez « Ouvrir les fenêtres et onglets précédents ».

Comme ça, vos données seront conservées et vous pourrez continuer la partie chaque jour sans perdre vos données, à condition de laisser l’onglet du jeu ouvert au moment où vous fermez le navigateur. (En revanche, vous perdrez tout si vous fermez d’abord l’onglet, et évidement si vous videz volontairement tout votre cache…)

J’ai testé cette méthode sous Firefox et Chromium. Elle fonctionne fort probablement aussi sous Chrome, Edge et autres navigateurs.

👉 Je vous suggère d’utiliser un deuxième navigateur Web uniquement pour le jeu, comme ça vous pourrez vider le cache de votre navigateur principal sans risquer de perdre vos données de jeu. (Si quelqu’un a une meilleure idée ou suggestion, je suis preneur…)

Tableau de jeu

Voici maintenant une version française (mi-traduction, mi-adaptation) du tableau de référence qu’utilisent les membres de Geo Pottering. C’est ce tableau qui vous permettra de comprendre où vous marchez, courez, roulez, etc.

Ce tableau ne contient que le strict minimum d’information pour s’y retrouver. Les haïkus de Matsuo Bashō et de son disciple Sora sont souvent d’une grande complexité, parce qu’ils contiennent des éléments spécifiques à ce type de poésie (les mots de saison, les motifs poétiques appelés utamakura, etc.) et de très nombreuses métaphores et allusions au contexte politique, historique, littéraire et mythologique du Japon.

Dans le tableau, j’ai mis les haïkus tels quels, exactement comme dans la version japonaise de Geo Pottering, sans essayer de les traduire et de les expliquer. Pour arriver à bien comprendre le contenu des poèmes (si cela vous intéresse, puisque ce n’est pas strictement nécessaire pour jouer), je vous suggère vivement de cliquer sur ce lien de Google Livres et de lire en ligne le livre de Jean Marc Chounavelle intitulé « La sente des contrées secrètes ». Vous y trouverez une description de l’époque d’Edo, une introduction à la poésie japonaise, une présentation de Bashō et, finalement, les poèmes du voyage (pour lesquels, dans le tableau ci-dessous, j’ai mis des liens directs vers les explications et commentaires du livre de Jean Marc Chounavelle).

J’ignore jusqu’à quand l’accès intégral à ce livre va rester disponible (je soupçonne qu’il a pour but de promouvoir la diffusion de la culture japonaise et a fait l’objet d’une entente avec l’éditeur), mais quoi qu’il en soit, autant en profiter pendant que ça passe !


Descriptif de la première section (La route de Nikkō, 294 km)

Fukagawa, L’ermitage au bananier

0 km, altitude 5 m

Matsuo Bashō a entrepris son voyage dans l’Étroit sentier du Nord en mars (en mai selon le calendrier actuel) 1689. L’emplacement exact de l’ermitage au bananier où vivait Bashō à Fukagawa n’est pas clair, mais en septembre 1917 une statuette de grenouille a été déterrée à Tokiwa 1-chōme, les résidents y ont construit le sanctuaire Bashō Inari et, en 1921, Tōkyō a désigné les lieux « site historique de l’ancien étang de Bashō ». Tout près de là, en bordure de la rivière Sumida, se trouve aujourd’hui un jardin thématique consacré à Bashō, avec une statue du poète. C’est donc là que nous commencerons notre longue balade virtuelle à vélo, avec, comme avant-goût, le haïku composé par Bashō pour l’occasion…

草の戸も 住替はる代ぞ 雛の家

Senju, Parc Ōhashi

7 km, altitude 0 m

Bashō a d’abord remonté le fleuve Sumida en bateau jusqu’à Senju, où commence véritablement son voyage dans l’Étroit sentier du Nord. Là, tout près du pont Ōhashi, se trouve un monument portant l’inscription «  奥の細道 (おくのほそみち) 矢立て初めの地 (やたてはじめのち)  ». C’est à cet endroit que Bashō sort son yatate et compose le premier haïku du voyage.

行春や 鳥啼魚の 目は泪

Sōka, Shinmeian

18 kmm, altitude 5 m

Le relais de Sōka était le deuxième de la route de Nikkō. Aujourd’hui encore, l’ancienne route de Nikkō y conserve un peu de l’atmosphère de l’ancien relais, comme c’est le cas, notamment, au Sōkajuku Shinmeian, aménagé dans une maison ancienne. Là où la route croise la rivière Ayase-gawa se trouvait un débarcadère, témoignant de l’intensité du transport fluvial à l’époque d’Edo. C’est également le long de la rivière, sur une distance de 1,5 km, que se trouve un site dit d’une grande beauté ( 名勝 (めいしょう) ), Sōka Matsubara (草加松原). Bashō et son disciple Sora (曽良) ne passent toutefois pas la nuit au relais de Sōka, mais poursuivent plutôt leur route vers le nord.

Kasukabe

36 km, altitude 10 m

Partis de Senju, les deux voyageurs passent leur première nuit au relais de Kasukabe (autrefois bourg de Kasukabe [粕壁町], aujourd’hui ville de Kasukabe [春日部市]). Ceci donne une marche de 9 () pour cette première journée… soit 36 km. Ils étaient donc de « bons marcheurs » ( 健脚 (けんきゃく) ) . On ne sait pas exactement où ils passent la nuit ce jour-là. Peut-être au temple Tōyōji (東陽寺), ou peut-être au temple Kobuchi-zan Kannon-in (小渕山観音院).

Mamada, sanctuaire Mamada Hachimangū

75 km, altitude 30 m

Bashō et Sora passent leur deuxième nuit au Mamada-juku, relais de Mamada (間々田宿), qui se trouve aujourd’hui dans la ville d’Oyama (小山市), préfecture de Tochigi. S’y trouvait et s’y trouve encore le sanctuaire Mamada Hachimangū (間々田八幡宮), dont une partie a été aménagée en parc ouvert au public. Mamada était autrefois le lieu du onzième des 21 relais de la route de Nikkō. Avant cela, le village s’appelait Manmada (飯田), et c’est avec l’aménagement de la route de Nikkō qu’on l’aurait renommé Mamada (間々田), le relais se trouvant à mi-chemin entre Edo et Nikkō…

Muronoyashima, sanctuaire Ōmiwa-jinja

93 km, altitude 60 m

Bashō visite Muronoyashima (室の八島), lieu qui, avec l’étang et les huit îles du sanctuaire Ōmiwa, fait office d’utamakura depuis l’époque de Heian (794-1185) pour désigner les régions de l’est.

Kanuma, temple Kōtai-ji

113 km, altitude 150 m

Dès le troisième jour, Bashō arrive à Kanuma. On dit qu’il a passé la nuit au temple Kōtai-ji (光太寺), s’est fabriqué un nouveau kasa (chapeau à large bord protégeant du soleil et de la pluie) et a enterré le vieux dans l’enceinte du temple, là où se trouve l’actuel monticule ou tertre du kasa (笠塚).

Nikkō, sanctuaire Tōshōgū

142 km, altitude 670 m

Le lendemain, Bashō emprunte la route de Reiheishi jusqu’à la ville d’Imaichi, puis il prend la route de Nikkō. À Nikkō, il se rend au sanctuaire Tōshōgū (東照宮) et, impressionné par la splendeur des lieux, compose ce haïku.

あらたうと 青葉若葉の 日の光

Tamanyū

178 km, altitude 260 m

Bashō et Sora ayant passé la nuit au bourg de Nikkō Monzen, ils vont voir la chute Urami (裏見の滝) et la gorge Ganman-ga-fuchi (含満ヶ淵) . La chute tire son nom du fait que la falaise d’où elle coule est tellement escarpée qu’on peut voir la chute par une cavité située derrière elle (ce n’est plus le cas aujourd’hui, car la cavité a été bouchée par un éboulis en 1902).

しばらくは 滝にこもるや 夏の初

Yaita, Pont Kasane

192 km, altitude 200 m

Le lendemain, alors qu’ils marchaient en silence, Bashō et Sora aperçoivent un cheval en train de paître en bordure du sentier. Ils demandent alors leur chemin à un paysan occupé à couper l’herbe dans son champ, et le paysan leur prête son cheval en guise de guide à travers les sentiers. (!) Bashō et Sora poursuivent donc leur route, suivis de deux enfants qui courent derrière le cheval. Un des enfants, une fillette, dit s’appeler Kasane. Sora, en entendant ce nom charmant, compose aussitôt un haïku.

かさねとは 八重撫子の 名成べし (Sora)

Kurobane, Bashō-no-kan

209 km, altitude 210 m

Arrivés au village de Kurobane (黒羽), Bashō et Sora renvoient le cheval à son maître en y joignant de l’argent, puis sont accueillis chaleureusement par Jōbōji Takakatsu, intendant du manoir seigneurial et poète connu sous le pseudonyme de Momoyuki (桃雪). Bashō et Sora séjournent deux semaines dans le coin. S’y trouve aujourd’hui le Bashō-no-kan, centre de documentation dédié à Bashō. Pendant leur séjour à Kurobane, ils visitent le tertre funéraire de la belle et terrible Dame Tamamo-no-Mae, le sanctuaire Nasu jadis visité par le célèbre Nasu no Yoichi et un pavillon du temple Shugen Kōmyō-ji (修験光明寺) dédié à En no Gyōja.

夏山に 足駄を拝む 首途哉

Temple Ungan-ji

221 km, altitude 300 m

Bashō se rend au temple Ungan-ji (雲巌寺) pour aller voir ce qu’il reste, dans la colline, de l’ancien ermitage du moine qui l’avait initié au zen, Butchō. En trouvant l’ermitage dans la forêt touffue, Bashō improvise un haïku et l’accroche au pilier de l’ermitage.

木啄も 庵はやぶらず 夏木立

Nasu-yumoto-onsen, Sesshō-seki

260 km, altitude 860 m

Bashō se rend en cheval à la station thermale de Nasu-yumoto-onsen (那須湯本温泉), pour aller voir la roche qui tue (殺生石) en laquelle se serait jadis transformé le cadavre de la splendide et démoniaque Tamamo-no-Mae, que l’on avait assassinée en l’accusant d’être la manifestation sous forme humaine d’un maléfique renard à neuf queues. Aujourd’hui le sol n’y laisse plus échapper de gaz toxiques, mais il y flotte dans l’air une odeur de sulfure d’hydrogène. (Salīna, qui a créé le scénario du jeu, nous confie que pour elle les sources sulfureuses sont le nec plus ultra des eaux thermales, et qu’elle aimerait bien, par exemple, aller faire une trempette au Shikanoyu, fondé il y a près de 1 300 ans…). En chemin, le jeune garçon d’écurie qui guide le cheval de Bashō demande au poète de lui composer un haïku. Bashō lui offre celui que voici.

野を横に 馬牽むけよ ほとゝぎす

Ashino, Yugyōyanagi

283 km, altitude 270 m

Redescendus de Nasuyumoto-onsen, Bashō et Sora se rendent à Ashino (芦野), devenu aujourd’hui un quartier du bourg de Nasu. Ils s’y rendent pour aller voir le « saule de Yūgyō », arbre célébré dans un poème du défunt moine Saigyō que vénère Bashō. En arrivant sous le saule (qui est toujours là aujourd’hui, au milieu de la rizière), Bashō est saisi d’une grande émotion. Il remarque ensuite qu’une parcelle de la rizière où se trouve le saule est repiquée, observation dont il tire le haïku suivant…

田一枚 植て立ち去る 柳かな

Shirakawa-no-seki

294 km, altitude 390 m

Nous voici enfin à la fin de la première des cinq sections du parcours, et à la première des trois barrières d’Ōshū, celle de Shirakawa, célébrée par nombre de poètes. Poste de contrôle des voyageurs et des marchandises aux époques de Nara (710-794) et de Heian (794-1185), cette barrière était devenue par la suite, dit-on, un lieu de rêve pour les artistes et un utamakura pour les poètes. Bashō et Sora y arrivent au printemps 1689, et autour d’eux fleurissent des deutzia (卯の花). Le haïku qui suit est de la main de Sora, et nous l’avons déjà rencontré dans un billet du blog, ici.

卯の花を かざしに関の 晴着かな


Je termine ce billet en précisant que, sur la carte, vous allez voir de petites icônes de diverses couleurs pour signaler les temples, sanctuaires, sites historiques, etc. Cliquer sur ces icônes fait généralement apparaître la statue de Bashō, mais dans certains cas, si des membres du club Geo Pottering sont déjà passés par là, c’est une photo prise par eux qui s’affiche.


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Vous pouvez aussi, si le cœur vous en dit, proposer vos propres traductions des haïkus après avoir lu les explications du livre…