Y a pas l’feu

Ces temps-ci, quand Béni-le-Rouge coupe à travers les jardins potagers des quartiers qui longent les rizières, il n’aperçoit quasiment rien d’autre que du brun, le brun des champs dénudés au sol retourné sur lui-même. Sauf, ici et là, quelques nouveaux rangs tout neufs qui osent pousser ou repousser pour pousser ou repousser l’automne.

En retournant vers la rizière, Béni a croisé un cygne solitaire en équilibre stable sur son reflet.

À droite, un homme prenait une marche santé.

Quand il est passé près de nous, je lui ai demandé s’il avait vu le cygne. L’homme n’a pas répondu et nous a ignorés. Béni m’a dit de réessayer en y mettant une voix douce et un brin de politesse, parce que dire tout à coup à un étranger, au beau milieu d’un champ, « Hé ! Vous avez vu, là, le cygne !? », ça peut faire peur.

Béni avait raison, j’ai reformulé avec une voix toute douce qui s’excuse presque de prendre l’air, l’homme s’est approché, a semblé sourire derrière son masque blanc, puis nous a parlé des autres animaux du coin, a précisé que des cygnes, il y a en quand même pas mal, qu’ils ne sont pas rares quand vient la saison, qu’il y en a même trop à l’étang Teganuma, là-bas, qu’un de ses amis qui habite tout près aimerait même qu’il y en ait un peu moins, de cygnes, sans parler des canards, et des blaireaux d’ailleurs, a-t-il encore ajouté — sautant du bipède au quadrupède comme on passe de coq à l’âne —, des blaireaux imprudents qui se font parfois écraser par les voitures en voulant traverser la rue. Il a dit ça avec un petit sourire invisible derrière le masque, un sourire du genre désolé, un peu triste.

Le silence est alors descendu entre nous deux comme l’aurait fait une plume de cygne tombant lentement du ciel, et je l’ai remercié. Il a répondu qu’au contraire, c’était à lui de me remercier.

Il devait s’ennuyer un peu, seul dans sa marche santé, et ça m’a fait un petit sourire, sans masque, un peu triste, moi aussi, du genre qui trouve ça dommage qu’on puisse s’ennuyer dans sa marche, parce que Béni et moi, la tristesse on connaît pas. La fatigue oui, parfois, mais l’ennui, non, ça doit être qu’on roule un peu plus vite que lui, l’ennui, sans jamais lui laisser la chance de nous rattraper. Alors si on vous demande un jour à quelle vitesse il arrive, l’ennui, vous direz que ça varie, qu’il rattrape parfois les promeneurs solitaires, mais rarement les cyclistes, en tout cas sûrement pas les cyclistes qui ont un vélo qui parle, ce n’est donc pas qu’une affaire de vitesse, ça doit être un peu comme l’espace et le temps, qui sont comme chemise et cul dans la courbure du dos depuis qu’Einstein leur a mis des bretelles de physicien, sauf qu’ici c’est la parole de l’un qui s’insère dans la pensée de l’autre pour lui donner des bretelles, la soutenir, et ça change tout, je sais pas trop pourquoi, mais c’est comme ça. Ça doit être la courbure de la parlure de Béni qui fait ployer l’ennui.


Le mince fil du sourire triste et voilé de notre promeneur, de fil en aiguille, nous a rappelé la montagne. Celle, l’autre jour — très triste —, du grand feu de forêt.

Qui finalement, a dit Béni en riant, n’était pas si grand que ça.


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