La route forestière Bombori et le village de Suemura

Vidéos de balades

Le 31 mars, nous sommes allés rouler avec Sider dans la région de Tama (多摩地域). Composée des 30 municipalités qui se trouvent à l’ouest des 23 arrondissements de Tokyo, cette division administrative de la capitale compte près de 4,3 millions d’habitants. Nous sommes partis de la gare de Hachiōji, une ville de près de 580 000 habitants, pour aller rouler jusqu’au col d’Iriyamatōge (入山峠) et redescendre jusqu’à la gare de Tachikawa (près de 185 000 habitants).

L’ouest de Tōkyō est une région un peu difficile d’accès quand on habite, comme mon vieux compagnon bipède et moi, au nord-est de Tōkyō. Sur cette carte qui indique le tracé GPS de la journée de dimanche (en rouge), on peut voir que la plupart des lignes de chemin de fer (en noir) partent du cœur de la capitale en se déployant dans toutes les directions comme les nervures d’un grand éventail, avec pour conséquence que pour se déplacer dans la direction ouest⇔est au nord de Tōkyō, il faut souvent se taper un long détour par le sud. Heureusement, cette fois-ci nous pouvions utiliser la ligne Musashino (武蔵野線), qui décrit un grand arc de cercle autour de la capitale, à condition toutefois de rouler d’abord 13 km le matin pour nous rendre à une gare de cette ligne, puis de détricoter ces 13 km à la fin de la journée. Ces petits efforts supplémentaires valent toutefois la peine d’être déployés pour aller contempler les paysages de montagnes dans ce joli coin périphérique de la région métropolitaine.

En rouge, le tracé GPS de la journée

En rouge, le tracé de la ligne ferroviaire Musashino


Comme le montre cette carte, le parcours longe d’abord la rivière Asakawa (en bas à droite sur la carte).

👉 Vidéo de la rivière Asakawa

Nous quittons ensuite les abords de la rivière Asakawa pour prendre un raccourci jusqu’à la route Morigaeru-no-michi (モリアオガエルの道, littéralement la route des grenouilles vertes forestières ; espèce endémique qui vit dans les arbres et est connue sous le nom scientifique de Zhangixalus arboreus, elle se reproduit au-dessus de l’eau, pour que les têtards y tombent et y grandissent).

Cette route, nous la gravissons jusqu’à ce qu’une chaîne nous interdise l’accès à la partie fermée à la circulation.

Sider passe devant des épouvantails sur la route des grenouilles.

La route des grenouilles (モリアオガエルの道)

Nous roulons jusqu’à la partie fermée par une chaîne qui rase le sol.

Mon vieux bipède ayant glissé sur une pierre et s’étant retrouvé les fesses à fleur d’eau en voulant traverser le ruisseau qui longe la route forestière, il s’essuie les mains avant de poursuivre la balade.

Nous savions avant d’y arriver que la route serait fermée, puisque Sider vérifie généralement l’état des routes forestières lorsqu’il planifie les balades de Geo Pottering. Nous faisons donc une courte pause dans cet endroit désert, puis redescendons en filmant.

La route des grenouilles


De cette balade de 62 km (+ 26 km de tricotage et détricotage), nous avons retenu pour Kinomap la longue descente de la route forestière Dombori (林道盆堀線), qui passe par le col d’Iriyamatōge. La montée n’a pas été filmée, entre autres choses parce qu’avec le temps mon vieux bipède a réalisé que filmer lui gâche parfois son plaisir, celui de s’arrêter pour mieux regarder, celui de humer l’odeur des herbes brûlées dans les champs, celui d’apprécier le parfum de l’encens qui s’échappe par une fenêtre ouverte dans les bourgs et hameaux, ou celui de scruter la carte, sur le téléphone, pour vérifier s’il n’y a pas un temple ou un sanctuaire dans le coin.

Malgré le mauvais état du revêtement, sans parler du sable et de la terre qui le rendaient glissant par endroits, la descente de cette route forestière, à défaut d’être exaltante, procure des sensations généralement agréables faites d’un très léger vertige et d’un soupçon d’appréhension, le tout saupoudré d’un demi-sourire persistant sur des lèvres légèrement crispées.

La descente de la route forestière Dombori


Notes de lecture du vieux compagnon bipède

Né en 1908, John Fee Embree était un anthropologue de l’école structuro-fonctionnaliste dont les études de doctorat, sous la direction d’Alfred Radcliffe-Brown, fondateur de cette école, l’ont amené au Japon dans les années 1935 et 1936 pour une enquête de terrain en anthropologie sociale dans un petit village au cœur de l’île de Kyūshū, et ont ensuite donné lieu à la publication d’un livre intitulé Suye Mura: A Japanese Village.

À l’âge de 11 ans, Embree a été éjecté de son vélo par un camion, expérience malheureuse qui l’a contraint à marcher avec des béquilles pendant deux ans. Plus tard, en 1950, alors qu’il n’avait que 42 ans, c’est une automobile qui a mis fin à ses jours en les heurtant, lui et sa jeune fille.

Entre ces deux accidents, il a connu une brève mais brillante carrière universitaire qui a fait de lui un des pionniers de la recherche anthropologique au Japon. Embree ne possédait que de maigres rudiments de langue japonaise quand il est venu faire son terrain en 1935, mais son épouse, Ella Wisweel, qui l’accompagna pendant toute la durée de son séjour, parlait couramment la langue. Quarante-cinq ans plus tard, en collaboration avec l’anthropologue et spécialiste du Japon Robert John Smith, elle a publié son propre livre, à partir des notes qu’elle avait prises en 1935 et 1936 au sujet des femmes et enfants du village, sous le titre The women of Suye Mura.

Les deux livres, d’une certaine façon complémentaires, peuvent être empruntés sur le site « Internet Archive », qui, en plus de sa fonction d’archivage de l’Internet, offre un service de prêt des documents numérisés qu’il possède en version papier. La formule est d’ailleurs fort intéressante, en ceci que l’emprunt d’un livre n’est possible qu’une heure à la fois si le site n’en possède qu’un exemplaire, mais pour deux semaines s’il en possède deux exemplaires ou plus.

Même si le structuro-fonctionnalisme de Radcliffe-Brown, comme tous les autres courants anthropologiques, a connu ses périodes de gloire et de déclin, les ouvrages des époux Embree demeurent très intéressants pour quiconque n’a pas connu les années 1930 et se demande à quoi pouvait bien ressembler, concrètement, un village japonais à cette époque. L’approche structuro-fonctionnaliste d’Embree — en gros : comment ça fonctionne ? — trouve un heureux complément dans celle de son épouse, qui porte sur la vie quotidienne plutôt que sur la structure et l’organisation du village.

Ce qu’il y a de plus intéressant encore, peut-être, c’est que tout récemment le journaliste japonais TANAKA Kazuhiko (田中一彦), enthousiasmé par la lecture de ces vieux livres des Embree (il a traduit celui de l’anthropologue et écrit deux autres livres autour du même sujet) est allé s’installer dans ce village pour y vivre pendant trois ans (2011-2014) et observer les changements survenus depuis cette période de l’immédiat avant-guerre. Dans une vidéo disponible sur YouTube, il raconte sa rencontre avec les deux livres, résume les travaux de l’anthropologue et vérifie si certaines de ses prédictions se sont réalisées, en montrant que certains éléments fondamentaux de la culture villageoise ont très bien résisté au passage du temps.

(La présentation de TANAKA commence vers la huitième minute de la vidéo.)

Puisque nous sommes sur un blog consacré au vélo, j’en profite pour ajouter que dans le village en question, en 1935-36 il n’y avait encore aucune automobile. Ce qui s’en approchait le plus était ce qu’on appelait l’ōto-sanrin (オート三輪), qu’on peut traduire littéralement par « 3-roues motorisé ». Il s’agissait d’une espèce d’hybride entre la motocyclette et le camion, doté de trois roues et d’une benne. Il n’y en avait qu’un seul au village, et il appartenait à la distillerie de shōchū. Le jeune homme au volant, AIKO Keisuke, fut le meilleur ami de l’anthropologue pendant son séjour d’un an et, ironie du sort, trouva la mort en étant heurté par un train alors qu’il était au volant de ce véhicule à trois roues. C’est à ce jeune Keisuke que l’auteur, trois ans après son enquête de terrain, dédia son livre.

Dans un article publié le 19 décembre 2023 dans le quotidien Nishi Nihon Shimbun (西日本新聞), le journaliste TANAKA aborde les thèmes de la généralisation (diffusion) de la « culture de l’automobile » (車文化) et raconte que John Embry, juste avant son décès, venait de donner une conférence dans laquelle il évoquait l’augmentation des accidents routiers mortels entraînée par la vie moderne. TANAKA s’étonne aussi, dans le même article, du nombre très élevé de bicyclettes dans le village à l’époque où les Embree y firent leur étude de terrain. En effet, on y comptait alors 160 vélos pour 285 ménages (56 %). C’était avant que le cheval, le vélo et le train ne soient remplacés par l’automobile comme principal moyen de transport en milieu rural.

Nous en reparlerons peut-être, parce que j’ai commandé le premier des livres du journaliste TANAKA, « 忘れられた人類学者 » (Les anthropologues oubliés).

Et en passant, TANAKA précise, dans la présentation de son livre et sur son compte Facebook, que c’est à vélo qu’il a fait son enquête pendant les trois années où il a vécu au village de Suemura (須恵村). 👉 En fait il a habité juste à côté de ce qui était autrefois Suemura, avant que le village ne soit intégré au bourg d’Asagiri (あさぎり町) en 2003.


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