Découvrir la rizière (3)

Après m’être, dès le départ, embourbé les deux roues jusqu’aux essieux dans l’abondance des données statistiques du ministère de l’Agriculture, dans la verve acerbe du journaliste spécialiste de l’agriculture, Yoshihiro ASAKAWA (浅川 芳裕) et dans la hargne vindicative d’un chercheur et ancien fonctionnaire du ministère, Kazuhito YAMASHITA (山下 一仁), je me suis retrouvé dans l’incapacité totale d’écrire le moindre billet sans tout mélanger et sans me demander qui a raison, et j’ai donc senti le besoin de revenir sur l’asphalte ferme. Et pour ça, je suis allé rouler du côté des faits bruts, des chiffres nus et des définitions du ministère, loin de la polémique qui les entoure. Je me suis dit que, comme ça, avec un peu de chance, je comprendrais petit à petit avec le temps, au lieu d’accumuler les points d’interrogation.

Dans ses statistiques, le ministère de l’Agriculture, de la Forêt et des Pêches (MAFP) utilise parfois les termes de ménage agricole ( 農家 (のうか) ) et d’entité de gestion agricole ( 農業経営体 (のうぎょうけいえいたい) ). Au début, je croyais que ça désignait la même chose sous un vocable différent. Grave erreur. Voyons les chiffres du recensement de 2020.

  • Ménages agricoles (農家) : 1 747 079

  • Entités de gestion agricoles (農業経営体) : 1 075 705

D’où vient la différence ?

La notion de ménage se passe de commentaires, tout le monde aura compris, mais l’entité de gestion peut être soit individuelle ( 個人経営体 (こじんけいえいたい) ), soit collective ( 団体経営体 (だんたいけいえいたい) ).

  • Entités individuelles : 1 037 342

  • Entités collectives : 38 363

En 2005, il y avait un peu plus de 2 009 380 entités de gestion agricoles au Japon, près du double des 1 075 705 du recensement de 2020. Les entités individuelles sont passées de 1 976 016 en 2005 à 1 037 342.

Seules les entités collectives augmentent en nombre (elles sont environ 10 000 de plus qu’en 2005), et elles se constituent de plus en plus en personnes morales agricoles ( 農業法人 (のうぎょうほうじん) ), et, parmi ces personnes morales, principalement en compagnies plutôt qu’en associations ou autres collectivités.

Bref, alors que se poursuit le vieillissement et le déclin des ménages agricoles traditionnels face à l’impact de la mondialisation et des accords de libre échange, les nouveaux arrivants débarquent dans l’agriculture japonaise pour y rentabiliser l’exploitation du sol. Le ministère les encourage fortement à le faire, à coups de subventions et de brochures ou manuels.

Dans l’ordre : une brochure pour les particuliers, une version pour les hameaux, puis un guide pour se lancer en affaire. Source : https://www.maff.go.jp/j/kobetu_ninaite/n_seido/seido_houzin.html


Dans un article publié sur le site minorasu, une freelance du Web, Mio ŌSONE (大曾根三緒), se demande s’il est vrai que la riziculture aquatique ( 稲作 (いなさく) ) n’est pas une activité rentable, répond que ce n’est pas nécessairement vrai, et explique comment s’y prennent ceux qui réussissent.

L’auteure présente d’abord des chiffres (ceux du dernier recensement agricole, réalisé en 2020) qui montrent que les agriculteurs qui tirent le moins de revenus de la riziculture aquatique sont aussi ceux qui la pratiquent exclusivement ou quasi exclusivement. Il s’agit, concrètement, des agriculteurs dont 80% ou plus des revenus de vente de produits agricoles proviennent du riz ( 稲作単一経営 (いなさくたんいつけいえい) ). Ceux dont les revenus de vente proviennent du riz dans une proportion inférieure à 80% ( 稲作1位複合経営 (いなさくいちいふくごうけいえい) ) s’en tirent mieux.

👉 On ne parle pas ici de monoculture ( 単作 (たんさく) ) et de polyculture ( 混作 (こんさく) ), mais plutôt de types de gestion (経営) rizicole. En d’autres termes, de modèles d’affaires et non de modes de culture, dans une optique de rentabilisation de l’exploitation.

Voici les chiffres (arrondis) pour 2020.

Gestion rizicole simple (稲作単一経営) : revenus bruts de 2,3 millions de yens, mais revenus nets de seulement 13 000 yens

Gestion multiple principalement rizicole (稲作1位複合経営) : revenus bruts de 4,8 millions de yens, et revenus nets de 608 000 yens

Dans le premier cas, ce n’est rien de plus qu’un peu d’argent de poche, et les surfaces cultivées sont très modestes (1,69 hectare en moyenne). Dans le deuxième, ça serait très bien si c’était un revenu mensuel, mais il est question ici de revenu annuel. Ces gens-là cultivent le riz sur des surfaces un peu plus étendues que les premiers (2,1 hectare en moyenne), mais quand même modestes. 👉 Ceci dit, n’oublions pas : dans les deux cas nous parlons ici de gens qui ne pratiquent pas que l’agriculture pour vivre, ou de gens à la retraite qui n’ont pas nécessairement besoin de ce petit revenu supplémentaire.

Les ménages agricoles, pour être considérés comme des entités de gestion, doivent cultiver en vue de la vente (on emploie parfois le terme 販売農家 (はんばいのうか) , ménage agricole vendeur), doivent exploiter au moins 30 ares ou vendre pour au moins 500 000 yens de produits agricoles.

Ce que disent les chiffres, et qui n’a rien de surprenant, c’est que plus les surfaces sont grandes, plus elles sont cultivées par des Shugyō Nōka, c’est-à-dire par des gens dont c’est l’activité principale. À partir de 15 hectares, ils représentent plus de 80% des exploitants. Et à l’inverse, on s’en doute, plus les surfaces sont petites, plus elles sont cultivées par des agriculteurs du dimanche (les Fukugyōteki Nōka représentent 74% des exploitants sur les superficies agricoles de moins de 0,5 hectare).

À partir de 20 hectares, les revenus nets d’exploitation deviennent pas mal intéressants (c’est mon bipède qui me dit ça, en comparant avec son propre revenu de traducteur freelance).

  • Gestion multiple principalement rizicole sur 20 hectares ou plus : revenus bruts moyen de 48,5 millions de yens, et revenu net de 12,5 millions de yens. 👉

  • Âge moyen : 59 ans.

👉 20 hectares, c’est plus de 27 terrains de foot.

On dit souvent que la population des agriculteurs est âgée au Japon, ce qui est vrai, avec une moyenne de 70 ans. Mais en général cette moyenne est d’autant plus basse que la superficie cultivée est grande. Pour les petites surfaces de moins de 0,5 hectare, l’âge moyen atteignait presque 72 ans en 2020. Sur celles de 50 hectares ou plus, il était de 56,6 ans.

Ceci nous amène, dans un même élan, à souligner que les statistiques du ministère ne portent pas que sur les agriculteurs qui exploitent la terre pour faire de l’argent. En plus des trois types de ménages agricoles vendeurs ci-dessus, il y a ceux qui ne cultivent pas pour la vente, mais pour leur propre alimentation ( 自給的農家 (じきゅうてきのうか) ). Pour 2020, les chiffres étaient les suivants.

Ménages agricoles vendeurs (販売農家) : 1 747 079

Ménages agricoles non-vendeurs (自給的農家) : 719 187

À l’opposé, ceux qui possédaient des terres agricoles (au moins 5 ares) mais ne les cultivaient pas ( 土地持ち非農家 (とちもちひのうか) ) étaient au nombre de… 1 502 351. Il peut s’agir de paysans à la retraite dont les enfants ne prennent pas la relève, mais qui ont conservé leurs terres et n’en cultivent plus qu’une petite partie, voire plus du tout. En plus de ne rien produire, ils font grimper la moyenne d’âge de la population agricole dans les statistiques, même si, dans le jargon des statistiques du ministère, on les appelle littéralement des ménages non-agricoles (非農家). Il peut aussi s’agir de citadins qui ont hérité d’une petite terre mais ne la cultivent pas et n’ont pas de liens avec la communauté rurale où elle se trouve. Ils peuvent la conserver uniquement dans le but de la vendre éventuellement au prix fort, par exemple lors de l’aménagement d’un nouveau quartier urbain, ou peut-être en la négociant avec une entité de gestion agricole qui désire agrandir sa superficie d’exploitation.


Sur cette page, tirée du site Cross Currents (en japonais ou en anglais), on peut voir un exemple de terres agricoles non consolidées des années 1950, avec les champs de deux agriculteurs dispersés un peu partout autour du hameau. Cette dispersion, en s’ajoutant à la faible taille des champs et rizières dans un pays principalement montagneux au relief souvent accidenté dès qu’on quitte les zones de grandes plaines, se prête très mal aux économies d’échelle d’une exploitation moderne hautement mécanisée.

En cliquant ici, vous allez voir un petit schéma conçu par la préfecture de Hiroshima pour promouvoir les entités de gestion collectives villageoises. À gauche, sur ce schéma, quatre entités indépendantes (quatre paysans) malheureuses, et à droite, deux entités individuelles qui ont retrouvé le sourire en formant une entité d e gestion collective, et deux qui restent tristes dans leur gestion indépendante et leurs champs dispersés.

En 2020, toujours selon le ministère, la superficie des terres agricoles en friche atteignait 396 000 hectares, soit l’équivalent de la préfecture de Shiga, contre environ 130 000 hectares en 1985. De ces 396 000 hectares de friche, près de 70% (272 000 hectares) appartenaient à des ménages non-agricoles ou à des ménages agricoles non-vendeurs (自給的農家). En comparaison, les terres cultivées par les ménages agricoles vendeurs (販売農家) n’occupaient qu’une superficie totale de 124 000 hectares. Si ces terres en friche ne sont pas toutes récupérables pour l’agriculture, le ministère estime qu’environ la moitié pourront l’être si on s’y met…


Bon, même si nous sommes loin d’avoir fait le tour de la question, nous avons avancé un peu. Dans le prochain billet, il se peut que je décrive comment ces fameuses entités collectives s’y prennent pour rendre la riziculture plus rentable. Et, pourquoi pas, comment ils cultivent concrètement le riz.


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