Sur les traces de Geo Pottering ­(11)

Les Cent vues d’Edo de Hiroshige à vélo : estampe 8

(Balade du 4 janvier 2020)

Shinagawa-shuku et les 7 divinités du bonheur du Tōkai


Tracé et points d’intérêt du parcours


Liens : Compte rendu en japonais / Fichier gpx en français / Google Map / Garmin Connect / Ride With GPS / Vidéo


Longueur du parcours : 21 km

Niveau de difficulté : Facile (terrain plat)

Trajet jusqu’à la première estampe du parcours (huitième de la série)

■ Entrée de Shinagawa-shuku (gare Shinagawa ou Kita-Shinagawa)

▸ Pont Shin-Yatsuyama

▸ Entrée de Shinagawa-shuku

▸ Vestige de Dozō-Sagami (lieu hypothétique de la première estampe)

(… billets suivants…)

■ Gare Tamachi


Devant le panneau d’information touristique à l’entrée de Shinagawa-shuku. De gauche à droite : Yukkī, Mirumiru, Mājiko, Shirosuki, Sandariasu et Konta

Pour cette première balade de l’année 2020, le club Geo Pottering est allé visiter les Sept divinités du bonheur du Tōkai (東海七福神) et les lieux de quatre des Cent vues d’Edo (名所江戸百景), du peintre Hiroshige.

🚴 Ce parcours commence par une petite boucle à partir de l’entrée de l’ancienne route du Tōkaidō, traverse Shinagawa-shuku (品川宿), descend vers le sud jusqu’à l’intersection Heiwajima (平和島口交差点), puis remonte vers le nord jusqu’à la gare Tamachi (田町駅) en longeant le canal Keihin (京浜運河).


Shinagawa-shuku

Situé à huit kilomètres du pont Nihonbashi, ce premier relais de l’ancienne route du Tōkaidō était une station d’hébergement divisée en deux sections, nord et sud, par la rivière Megurogawa (目黒川, autrefois appelée Shinagawa à ce point situé près de la baie). Très animée, la station Shinagawa-shuku comptait quelques centaines d’auberges pour accueillir les commerçants et autres voyageurs qui empruntaient cette route reliant Kyōto à Edo.

Dans sa série intitulée « Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō », Hiroshige a peint cette première station sous le titre « Shinagawa — Lever de soleil » (品川・日之出).

À l’horizon, un ciel rosâtre ; tout à droite de l’estampe, la colline Yatsuyama ; et, dans la baie de Shinagawa, plusieurs gros voiliers chargés de marchandises. Sur la rive, à l’entrée de la station, une femme se tient debout devant une maison de thé dans l’attente des clients, tandis que le peuple se prosterne devant la suite d’un daimyō qui défile dans la station. On dit que Shinagawa était, à l’époque, le deuxième plus grand lieu de plaisirs, après celui du célèbre quartier Yoshiwara.

Les membres de Geo Pottering défilent à l’entrée de ce qui fut jadis la station Shinagawa-shuku.

Pour vous situer, précisons qu’ils se trouvent tout juste à quelques pas du point de départ du parcours, au point A sur la carte ci-dessous. Devant eux, au sud, un passage à niveau de la ligne Keikyū. C’est dans la direction de la route qui traverse ce passage à niveau que se prolongeait autrefois, vers le sud, l’ancienne route du Tōkaidō.

Vue sur l’endroit où se trouvait autrefois la station d’hébergement, depuis le point d’entrée

Point A : L’entrée de Shinagawa-shuku / Point B : L’ancienne route du Tōkaido (旧東海道) / Point C : Le pont Yatsuyama

Il n’est plus possible, aujourd’hui, de contempler la baie depuis cet endroit, car sa surface a été recouverte par remblayage et des édifices y ont été érigés.

Derrière nos cyclistes, au point C, se trouve le pont Yatsuyama (八ツ山橋).

La colline qui s’y trouvait autrefois a été rasée à l’époque Edo, pour y prendre le sable nécessaire aux travaux de génie civil. Pour les Japonais, le pont Yatsuyama évoque notamment la course Hakone Ekiden, qui passe par le nouveau pont du même nom (新八ツ山橋), mais pour les étrangers, disons que c’est à la hauteur de ce pont que Godzilla fit autrefois sa toute première entrée à Tōkyō… Vous y êtes ? ^_^

Le pont Yatsuyama

Le groupe est donc allé jeter un coup d’œil à ce pont, et, de là, a contemplé l’étendue aujourd’hui remblayée de la baie de Shinagawa, à l’est de la route nationale 15. Puis il est revenu à son point départ pour pénétrer là où se trouvait autrefois la station d’hébergement. Allons-y avec eux…


Shinagawa-shuku

En y entrant, les cyclistes aperçoivent toute une série de lampadaires qui, des deux côtés de la rue, affichent verticalement et noir sur blanc « 北品川本通り商店会 » (Association des commerces de la rue principale de Kita-Shinagawa).

Nous sommes sur les lieux d’où Hiroshige, dans une autre collection d’estampes intitulée 江戸名所之内 (Edomeisho-no-uchi), a peint 品川の駅海上 (Shinagawa-no-eki- kaijō).

Contrairement à la vue de l’estampe précédente, prise depuis l’entrée de la station, celle-ci en montre l’intérieur, avec les auberges et restaurants qui longent la route, et, derrière les bâtiments, la baie de Shinagawa, directement face au peintre. Voyageurs et marchands de l’époque Edo y déambulent, tout comme le font aujourd’hui les résidents et passants sur la rue principale qu’est devenue l’ancienne route à cet endroit.

À quelque 300 mètres de l’entrée de cette rue principale, le trajet passe devant un petit monument en pierre dédié à deux établissements qui s’y trouvaient autrefois, le Kachi-Shinshuku, et le Dozō-Sagami. Le premier recrutait de la main-d’œuvre ouvrière, tandis que le deuxième était une des grandes maisons closes de l’époque.

三番 歩行新宿 土蔵相模跡 (N° 3 : vestiges de Kachi-Shinshuku et de Dozō-Sagami)

Ceci nous amène à la première estampe des Cent vues d’Edo pour cette balade, intitulée 月の岬 (Tsuki no Misaki) et datée du mois d’août 1857.

Contemplation de la lune, août 1857 (estampe 82 sur Wikipédia)

Nous sommes dans une maison close qui s’ouvre sur la baie. ^_^ Nous y contemplons la lune. Il ne manque que le cap ou promontoire (misaki), d’ailleurs absent de la traduction française du titre de l’estampe sur Wikipédia, qui donne simplement « Contemplation de la lune ». Il faut dire, comme on l’a dit plus haut, que la topographie du coin a été pas mal aplatie à l’époque Edo, alors les promontoires…

Je ne suis qu’un vélo, hein, mais quand je regarde cette estampe, et après avoir lu des commentaires ici et là, je me plais à y percevoir deux axes. Un premier, vertical et spatial, qui, en passant à travers la pièce au plancher recouvert de tatamis tout neufs1 pointe vers la baie, ses bateaux, son vol d’oiseau et la pleine lune. Un autre axe, horizontal et temporel, part de la droite, avec la geigi (芸妓) qui, ayant posé son shamisen sur le tatami, a fini de divertir les clients ; puis, vers la gauche, cet axe temporel mène à la yūjo (遊女), la courtisane, derrière une porte coulissante (fusuma). Toujours sur cet axe horizontal, en même temps que le passage du temps, ne devine-t-on pas celui d’un client ? Du client qui était devant la geigi et se trouve maintenant devant la yūjo, dont le kimono va bientôt choir sur le tatami, puisque nous sommes dans un lupanar.

Dans un autre dessin daté de 1856, Hiroshige avait déjà présenté une vue similaire, mais cette fois-ci statique, car elle ne couvrait que la partie divertissement de la soirée (par opposition à la partie plaisir qui se déroule sur la gauche dans l’estampe des Cent vues d’Edo). La geigi est bien là, sur la droite du dessin, shamisen en main et à moitié voilée par le fusuma, exactement comme sur l’estampe.

*Source : Extrait de 天明老人内匠 編 ほか『狂歌江都名所図会 16編』(4) , 安政3 [1856] 序. 国立国会図書館デジタルコレクション (参照 2023-01-26)

Le lupanar de l’estampe (et peut-être aussi du dessin) serait le Sagami-ya, surnommé « Dozō-Sagami » à cause de ses murs extérieurs d’entrepôt (d’où les caractères de la terre et de l’entrepôt dans Dozō  : 土蔵). Il s’agissait de murs de namako. Ceux-ci protégeaient les bâtiments contre les incendies et offraient une bonne isolation contre le froid, mais à l’époque Edo, seuls les riches pouvaient se payer un tel luxe et protéger ainsi leurs précieux entrepôts.

Ce même lupanar, Kitagawa Utamaro (≃1753 - 1806) l’a peint en 1788 sous le titre 品川の月 (littéralement, « Lune de Shinagawa »).

Encore une fois la présence du client mâle n’est que discrètement suggérée, tout au fond à gauche, en silhouette, derrière un fusuma.

À suivre…



Post-scriptum du compagnon bipède de Béni-le-Rouge

Depuis que Béni-le-Rouge a pris les commandes de ce blog, je reste tranquillement dans l’ombre, me contentant de lire ce qu’il écrit, caché dans les marges du texte, parfois à gauche, parfois à droite, selon l’orientation des trajets parcourus par ce petit vélo pliant. Ça ne m’empêche pas de réfléchir avec lui au sujet des estampes, quand il va sur le site de Geo Pottering pour y prendre la matière première, puis sur d’autres sites pour y trouver matière à réflexion.

Pour cette estampe, la tâche n’a pas été facile. Il y était question de lieux, d’incertitudes au sujet desdits lieux, de temporalité suggérée et de présences masculines voilées. Tout comme Béni, du texte original japonais je ne savais trop que faire, j’hésitais sur ce qu’il fallait y prendre et ce qu’il valait mieux y laisser (puisqu’il s’agit ici de résumer), ni trop quoi penser (puisqu’il s’agit ici d’adapter, voire d’inventer un peu).

Après maintenant plus de 25 années dans le métier de la traduction, j’ai beaucoup perdu l’habitude de créer par la pensée. Pour traduire, il faut comprendre la pensée de l’autre, puis la rendre aussi fidèlement que possible. S’en écarter et y mettre son grain de sel, c’est la trahir. Dans certains cas ça se justifie (en traduction littéraire, par exemple), dans d’autres c’est carrément inacceptable. Et pour (bien) gagner sa vie, il faut la plupart du temps traduire des textes de la deuxième catégorie.

Au sujet de cette estampe et de ce que Béni et moi avions lu à son sujet, nous nous sommes couchés hier soir avec un tas de points d’interrogation, moi dans la tête, lui sans doute dans le guidon. Où allions-nous avec ça ? Nous avions l’impression d’avoir les pièces de deux ou trois casse-têtes différents… toutes mélangées. Cette estampe s’avérait plus coriace que les précédentes. Du moins pour nous.

Puis, au petit du matin, dans un futon qui peinait en ce 26 janvier à conserver la chaleur sous les couvertures, et avec, dans le creux des genoux, la chatte qui recevait de mes jambes tout le rayonnement thermique qu’elle pouvait en tirer en échange du sien, tout s’est mis en place. Cette estampe des Cent vues d’Edo s’est agencée avec les autres illustrations, les axes du temps et de l’espace, même si très subjectifs, se sont imposés à mon esprit encore à moitié endormi, et j’ai su qu’il suffirait, au vrai réveil, pendant que la chatte prendrait son déjeuner, d’en glisser un mot à Béni pour qu’il efface quelques paragraphes mal articulés, puis termine d’un jet ce petit billet qui peinait tellement, hier, à trouver son chemin.

Ce petit déclic matinal, je m’en souviens très bien, je l’avais très souvent lorsque, bien avant de devenir traducteur, je composais un article pour le journal étudiant ou une nouvelle dans un cours de littérature. Et je me souviens qu’il a commencé à disparaître à l’université, quand, au lieu de jouer avec ses propres idées, il a fallu assimiler celles des autres, des chercheurs, professeurs et autres prédécesseurs, qu’il fallait savoir citer. Puis, en devenant traducteur, le petit déclic matinal s’est presque complètement éteint, parce que traduire, ce n’est pas défricher, c’est suivre les pas de quelqu’un qui a ouvert la voie et raconter fidèlement son trajet dans une autre langue, sans jamais quitter le sentier. Trajet tout tracé d’avance, comme dans les livres à dessiner pour enfants, où il faut respecter les contours, ne dessiner qu’à l’intérieur des limites pour obtenir le bon dessin. On peut faire de petits choix, comme celui d’une teinte ou d’une autre, appuyer plus ou moins fort sur le crayon, ou, comme pour la marche en montagne, contourner par la gauche ou la droite une pierre au milieu du sentier, mais la voie, derrière la pierre, reste toute tracée d’avance, jusqu’au sommet, tout en haut, sommet que le traducteur n’a pas à conquérir par la pensée — l’auteur l’a fait — et encore moins à inventer.

Bon, ceci dit, il faudrait nuancer tout ça, c’est très subjectif et ça donne une bien mauvaise image du métier de traducteur, qui fait lui aussi appel à l’imagination et à la créativité. C’est juste que, personnellement, je ne me suis pas souvent réveillé le matin en criant « Eurêka, j’ai trouvé comment traduire ça ! ». (Mais quelques fois, quand même, oui…)


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  1. Les tatamis neufs sont d’un vert vif, qui ternit (jaunit) avec le temps. ↩︎