忖度

Kotabalade dans la vigne

Hier c’était un jour férié au Japon, 文化の日, journée de la culture.

Grincheux voulait en profiter pour passer la journée à la bibliothèque, alors j’ai dû lui expliquer que, tout comme les chats et les chiens, les mini-vélos ne sont pas admis à la biblio, même s’ils ne griffent pas, ne miaulent pas, ne bavent pas, ne jappent pas et ne pissent pas partout. Par contre ils sont admis dans les trains, à condition de les mettre dans un sac à vélo (輪行袋). L’idée lui a plu, et comme Grincheux est un avide lecteur du site Geo Pottering et qu’on y trouve des dizaines de trajets idéals pour les vélos pliants, nous en avons téléchargé un, l’avons tripoté un peu dans GpsPrune pour l’adapter à nos besoins puis sommes partis à l’aventure, lui dans son sac, moi dans mon petit bonheur anticipé.

Grincheux dans son sac, dans l’attente du train

À la gare 南栗橋, Grincheux s’est empressé de sortir de son sac pour se précipiter vers le nord, à la recherche de la piste cyclable. M’accrochant à lui tant bien que mal derrière le guidon, je n’ai même pas eu le temps d’acheter une bouteille d’eau à la gare. Nous avions roulé 15 ou 20 km sur la piste quand, à la vue d’une cloche protégée de la pluie par un chapeau rouillé, la soif s’est fait sentir avec de plus en plus d’insistance.

Heureusement, le GPS annonça bientôt que nous quittions la piste pour pénétrer dans les villages, où les occasions de trouver une bouteille d’eau ou de thé dans un distributeur automatique ne manquent pas.

La piste se poursuit vers l’ouest, mais Grincheux bifurque avec joie vers le nord

Une fois réhydratés, nous pouvions quitter la route principale pour emprunter les chemins de traverse et les détours sinueux des rizières.

Ce qu’il y a d’agréable avec Grincheux, c’est qu’il lit dans mes pensées. J’imagine qu’il doit s’établir une connexion quelconque entre son guidon et mes mains. À moins que ça ne passe par la selle… j’aime mieux ne pas trop y penser. En tout cas la communication passe dans les deux sens et nous bavardons souvent en roulant.

Perdu dans mes pensées (elles n’ont pas de GPS pour me guider), je réfléchissais péniblement aux termes de la langue japonaise qui résistent obstinément aux efforts de la traduction.

忖度, par exemple, qui me donnait du fil à retordre ce jour-là.

  • C’est un vieux mot, me dit Grincheux, qui autrefois désignait simplement le fait de conjecturer au sujet des intentions ou sentiments de quelqu’un.

  • Le fait de lire dans ses pensées ?

  • Oui, c’est pas mal ça, en insistant sur l’aspect « présomption », je crois. C’est donc une lecture des pensées, mais une lecture imparfaite. Quoi qu’il en soit, de nos jours le terme fait surtout allusion, souvent avec une connotation négative, aux gestes posés (ou paroles prononcées) en présumant des sentiments de quelqu’un.

  • Comme quand les médias écrivent ou taisent certaines choses… par égard pour le parti au pouvoir ?

  • Oui, ou quand un politicien agit par égard pour son Premier ministre sur le gril (ou dans l’eau bouillante, comme vous dites au Québec).

  • Ça me semble bien proche de l’idée de la complaisance, en français… pas au sens propre, bien sûr, mais au sens péjoratif.

  • Par contre, il te manque la conjecture…

  • Alors disons, euh… la « complaisance conjecturale ».

  • Sans oublier le geste…

  • Ah oui, le geste. Dis donc, ça fait beaucoup de trucs pour un si petit mot ! Bref, 忖度 c’est un geste de complaisance conjecturale, ai-je conclu avec un sourire satisfait.

  • Oui, mais si tu lances à un francophone : « Tu sais, l’autre jour ce pauvre type a agi par complaisance conjecturale envers Macron », il risque de te regarder avec un gros point d’interrogation imprimé entre les deux sourcils.

J’allais répliquer quand Grincheux s’est soudainement immobilisé. Nous traversions une zone de culture du raisin, et, sur notre gauche, un parapente aéroglissait tout doucement derrière quelques grappes.

Le parapente, petite branche juteuse de l’aviation

Un peu plus loin, mon genou gauche commença à se plaindre et Grincheux, par compassion (rien à voir avec la complaisance conjecturale) me suggéra vivement de faire demi-tour, d’autant plus que le petit bout de chemin qu’il nous restait à parcourir vers le nord montait jusqu’à un temple. Demi-tour, donc, en légère pente descendante à travers les raisins, puis jusqu’aux rizières, où ça s’est mis à sentir le brûlé. Pas celui des pneus de Grincheux, celui des champs.

  • Dis donc, Grincheux, la culture sur brûlis, comment ça se dit, déjà, en japonais ?

  • 焼畑

  • Yakibata ou yakihata ?

  • L’un ou l’autre, au choix.

  • Bizarre, ça sonne plus « champ brûlé » que culture sur brûlis.

  • Oui-oui, ça désigne soit le champ lui-même, soit la méthode de culture.

  • T’es vraiment fort, Grincheux ! Mais qu’est-ce qui nous dit que c’est vraiment de la culture sur brûlis ?

  • Ben oui, va donc savoir, après tout je suis juste un jeune vélo et toi un vieux banlieusard ignorant… si ça s’trouve c’est juste une paysanne qui a oublié sa tarte au raisin dans l’four.

Une trentaine de kilomètres plus loin, nous avons décidé d’ignorer le GPS et d’improviser un raccourci. Mauvaise idée, le temps de s’en rendre compte et nous roulions de nouveau vers le nord-ouest depuis déjà plusieurs kilomètres. Comble de malchance, le GPS n’arrivait plus à retrouver le chemin de la gare la plus proche. Heureusement, le téléphone et Google Maps sont venus à la rescousse, et nous sommes enfin arrivés à la gare 新古河, épuisés au terme d’un parcours de 84 km, alors que le soleil commençait à vouloir se cacher derrière le toit des maisons et que l’air frisquet commençait à faire greloter Grincheux.

Grincheux à la gare du retour, le guidon plié sous la fatigue

Ne restait plus qu’à attendre le train puis à installer Grincheux dans la voiture de devant, bien attaché à la barre de métal.