Ne jetez pas les couches jetables ! — 紙オムツ捨てるな!

Vendredi soir, prélude

  • Demain nous allons partir de bon matin par le train de 5h59 pour aller jusqu’à la gare de Tomobe (友部) de JR. De là, nous allons louvoyer dans les vallées le long de la ligne Mito (水戸線) jusqu’à la gare d’Iwase (岩瀬駅), d’où nous bifurquerons vers le sud-ouest pour atteindre la rivière Kokaigawa (小貝川), puis, parallèlement à la ligne Jōsō (常総線), nous descendrons vers le sud jusqu’à la maison (ou jusqu’à ce que tes réserves d’énergie s’épuisent ou que tes pauvres fesses, sous la douleur, m’implorent de terminer le trajet en train).

  • Wow ! C’est tout un itinéraire, Béni !

  • Une orgie verdoyante au cœur des rizières, tu vas voir ! Des heures de plaisir visuel dans les étroits chemins labyrinthiques qui tissent la toile rurale nippone, à l’écart du brouhaha motorisé des routes et autoroutes.

  • T’es vraiment un vélo étrange, Béni-le-rouge… Non seulement tu parles aux objets inanimés, mais en plus tu planifies nos sorties.

  • Fais-moi confiance, cet un bel itinéraire, tu n’auras qu’à t’asseoir, pédaler et contempler le paysage, je m’occupe du reste.


Samedi

À notre arrivée à la gare de Tomobe, l’escalier menant à la sortie nous encourageait à ne pas prendre l’escalier roulant, mais à plutôt dépenser quelques calories, dont le nombre était indiqué à chaque palier. « 1.4 kcal 消費 » (1,4 kcal brûlée), et « コロナ太りを解消しよう » (Brûlons la graisse accumulée avec la COVID), disait le premier palier.

  • T’es bien sûr que c’est des kilocalories ? Ça serait pas plutôt des calories ?

  • Oui-oui, c’est des kilocalories. Ici c’est 1,4 grande calorie, qu’on écrit parfois avec un grand C (Cal), et parfois avec un k devant un petit c (kcal). À l’oral on dit toujours qu’on brûle des « calories », mais en fait on brûle plutôt des grandes calories, donc Calories, bref des kilocalories.

Sortie sud de la gare de Tomobe. C’était une gare toute banale, alors le photographe a tranché le bâtiment en plein centre pour pouvoir montrer les fleurs à gauche.

Trois minutes plus tard, nous sommes partis le cœur léger vers le nord-ouest et les vallées, en traversant la voie ferrée bordée d’arbustes en fleurs.

À peine trois autres petites minutes plus tard, les paysages ruraux nous accueillaient avec soulagement.

  • Vous voilà enfin ! , dirent-ils à Béni-le-rouge.
  • Yo ! de répondre Béni, à court de vocabulaire.
  • Tu parles avec les paysages, toi ? C’est nouveau !
  • C’est normal, on dit toujours que les paysages expriment tout un tas de sentiments, comme la joie, la tristesse, la mélancolie, l’espoir et j’en passe. Donc quand ils s’expriment, je les écoute, moi, et je leur réponds. C’est logique, non ?
  • Euh, dit comme ça, oui, un peu…

Un peu plus loin, ce fut au tour des paysages sylvestres de nous inviter à les traverser dans l’allégresse.

  • Béni, j’adore ces étroits passages pavés… Pas de voitures, des oiseaux qui chantent dans les arbres…

  • Dis donc, tu mesures bien 1,74 mètre, n’est-ce pas ?

  • ??? Oui, pourquoi  tu me demandes ça ?

  • Parce que si je ne m’abuse pas, ces chemins font 1,8 mètre de large, soit « 1 ken » (1間) en japonais.

  • La longueur d’un tatami !

  • Oui. Le 間 est une unité de mesure qui survit encore dans l’architecture traditionnelle, mais aussi, comme ça semble être le cas ici, dans la voirie rurale.

  • C’est intéressant, ça. Je vais jeter un coup d’œil sur ce 間 dans Wikipédia au retour à la maison…

  • D’ici là, tu pourrais étendre tes 174 cm en largeur au beau milieu du chemin, pour voir si le prochain cycliste aura assez de 3 cm de chaque côté pour te contourner sans t’écrabouiller la tête ou t’écraser les orteils… Hi-hi !

  • C’est supposé être un gag, ça ?…

Deux minutes plus tard, Béni trouvait ça moins drôle et peinait dans la boue pendant que nous passions juste à côté d’un tracteur en train de labourer le sol dans la rizière irriguée.

De retour sur un sol sec et pavé, Béni m’a demandé d’enlever la boue et les brins d’herbe qui encrassaient les poulies de son dérailleur, puis nous avons poursuivi notre chemin, lentement, en contemplant le paysage, en partie protégés du vent par les collines environnantes.


À la sortie des rizières, une ancienne voiture de train transformée en café invitait les passants à venir prendre un café ou à casser la croûte en écoutant du jazz.

De l’autre côté de la rue, une jolie boulangerie

森の石窯パン屋さん Littéralement, le boulanger au four de pierres de la forêt

Un bâtiment désaffecté dont les murs se détachent, devant un petit pont qui surplombe la rivière Hinumagawa (涸沼川)

Parfois, notre tracé GPS empruntait les passages à niveau de la ligne Mito, au cœur des vallées. Comme les bus sont plutôt rares dans la région, la présence de la voie ferrée a quelque chose de rassurant pour le cycliste. Advenant un ennui mécanique il faudrait sans doute marcher longtemps avant d’atteindre une gare, mais au moins la direction serait toute tracée (dans le fer)…


Dans une pente un peu abrupte pour Béni-le-rouge, nous avons croisé une repiqueuse de riz vide qui descendait lentement vers la rizière dans les bas-fonds, et l’avons immortalisée de dos après l’avoir saluée de face.


Les chemins sont souvent bordés ici et là de petits cimetières. Parfois dans des coins isolés, mais souvent tout près des hameaux, ce qui permet sans doute aux défunts de rester bien présents dans les mémoires du passé.


  • Tais-toi donc un peu, bavard, et admire plutôt le paysage !

  • (…)

   Repiqueuse dans la rizière

Nous avions bien fait de prendre le train tôt, car ça nous donnait tout le temps voulu pour arrêter un peu partout, saisir le téléphone et prendre des clichés. (En principe, ceux qui indiquent l’heure s’affichent en plus grand format avec le bouton droit de la souris.)


Sur une route à deux voix simples, nous sommes tombés sur la « BIKE ROUTE », où quelques cyclistes en vêtements moulants nous ont dépassés. À droite, des machines distributrices s’alignaient, invitantes. Il était temps pour nous d’aller faire le plein de thé. Et il fallait s’y attendre, les prix étaient plus élevés que dans les machines à l’écart de la BIKE ROUTE.

Béni-le-rouge en a profité pour se reposer contre une machine à bière, pendant que j’achetais du thé.

Au pied des poubelles s’accumulaient bouteilles, cannettes et restants de lunch, en attendant que la municipalité envoie quelqu’un ramasser et faire un peu de ménage.

En quittant la route, nous avons aperçu une affiche sur laquelle la municipalité de Sakuragawa (桜川市) interdisait aux gens de venir prendre de la terre dans les champs sans autorisation.

Un peu plus loin, le Rotary Club du coin disait :

紙オムツ捨てる親

子供の教育

になりません

Cette formulation un peu boîteuse présente un petit défi pour la traduction. Pour ne pas trop écorcher le sens de l’original, il faut s’en éloigner un peu, donc ne pas mettre tous les mots et en ajouter d’autres. (Deux choses que certains clients ont bien du mal à comprendre, vous diront tous les traducteurs.)

Ça pourrait donc donner ceci :

C’est pas en abandonnant (ici)

leurs couches jetables

qu’on élève ses enfants.

Ou ceci : 

 Jeter les couches jetables (dans la nature)

c’est pas bon

pour l’éducation des enfants.


Vers 10h40, nous sommes sortis des vallées et avons débouché à la gare d’Iwase, où se termine la Ring Ring Road, dont nous avons déjà parlé à quelques reprises.

Je voulais prendre Béni en photo, quand un cyclo-promeneur intrigué s’est approché et a pénétré dans ma photo pour regarder Béni de près.

Impressionné et volubile, ce gentil monsieur n’en insistait pas moins sur le confort très supérieur d’un vrai vélo de route, opinion que moi et Béni ne partageons pas.

Comme j’arrivais de la campagne, je ne portais pas de masque, et quand ce sympathique cycliste s’est mis à poser des questions au sujet de Béni puis à me donner une leçon de géographie locale sur les montagnes du coin, j’ai eu du mal à garder mes distances (2 mètres) pour ne pas lui lancer mes microparticules en plein visage. Heureusement il portait un masque et le vent soufflait pas mal fort aux abords de la plaine.

Fort comment ? Fort comme ça :

  • Tu triches, ces herbes restent effondrées comme ça même quand il ne vente pas !

  • Je t’ai déjà dit que c’est un blog impressionniste, il faut pas tout croire et tout prendre au pied de la lettre, Béni.

Comme nous n’avions pas déjeuné (j’avais seulement pris un café, et Béni quelques gouttes d’huile), vers 11h00 il était temps de casser la croûte. Nous avons trouvé un vieux banc à moitié pourri près d’un étang.

Derrière moi, une minuscule grenouille faisait la conversion à Béni. J’avais du mal à comprendre ce qu’ils racontaient, parce que je mâchais un peu bruyamment et que la grenouillette parlait tout bas, mais à la fin j’ai clairement entendu ce qui suit : 

  • Soyez prudents, il y a pas mal de créatures effrayantes et d’objets bizarres sur votre itinéraire vers le sud-ouest.

Et comme de fait…


Dans une zone de culture des légumes adjacente à une zone de culture des rayons de soleil — oui-oui, de culture des rayons de soleil… un jour je vous expliquerai comment ces panneaux écartent les nuages pour faire pousser les rayons du haut vers le bas —, une banderole mettait en garde les fermiers contre les voleurs de légumes.

農作物の盗難に注意!!

Attention au vol des produits agricoles !!!

À 12h10, nous sommes passés devant un commerce isolé, le salon de coiffure Ichimura, que fréquentent des gens qui ont des cheveux. Nous sommes donc passés devant sans nous arrêter.

Plus loin, un gros cactus a envoyé un message subliminal à mon subconscient. Je me suis arrêté pour prendre une gorgée de thé.

À 12h33, le vent continuait de souffler, mais pas partout.

  • Ça doit être quelque chose comme un très-très petit micro-climat, a ricané Béni.

Le long de la rivière Kokaigawa, tracteurs et repiqueuses poursuivaient leur travail, les tracteurs massant le sol, les repiqueuses y pratiquant l’acupuncture végétale, l’un comme l’autre pour régénérer en profondeur l’épiderme de la planète.


Épilogue

Nous sommes arrivés devant la maison à 17h12.

Le compteur du GPS indiquait 114 km.

Telles de fins grains de beauté, d’innombrables taches de boue artistiquement déposées par le pinceau aléatoire de dame nature recouvraient Béni-le-rouge.

Et moi, pour le dire en y mettant tout l’élan poétique dont je suis capable après 114  km : j’avais mal au cul.




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