俳句

Un bon ami traducteur m’a récemment suggéré la lecture d’un ouvrage de Jean-François Billeter, Trois essais sur la traduction. L’auteur est sinologue et s’intéresse donc à la traduction des poèmes chinois, mais le premier poème qu’il présente dans le premier des trois essais est un haïku de l’écrivain japonais Masaoka Shiki (1867-1902). Ça donne ceci en français :

Repiqueuses !

Un corbeau s’intéresse

à vos casse-croûte !

(Maurice Coyaud, 1934-2015)

À tout seigneur tout honneur, voici l’interprétation qu’en fait Billeter.

La scène qui s’est gravée dans la mémoire du poète n’a duré qu’un instant : un corbeau s’est posé près des provisions laissées sur une diguette par des paysannes occupées à repiquer leur riz. Le corbeau s’en est approché d’un ou deux petits sauts drolatiques (les corbeaux sont drolatiques au Japon), il va s’y attaquer. Le cri du témoin avertit les paysannes du danger, mais elles ne verront pas la scène : le corbeau réagit le premier et détale à tire d’ailes. Elles se redressent, mais l’instant n’est plus. Le témoin a surpris ce que personne n’était censé voir. On peut imaginer qu’il a jubilé un instant à l’idée du pouvoir qu’il avait de révéler aux repiqueuses ce qui se passait à leur insu – ou de les laisser dans l’ignorance. On peut imaginer qu’il s’est amusé à l’idée de leur signaler sa propre présence, non pas directement, mais en les rendant attentives à l’effronterie du corbeau. L’enchaînement a été si rapide qu’il n’est saisi qu’après coup. Tout se passe comme si le réel ne pouvait être appréhendé sans une sorte de décalage et de retard.

Je n’y connais pas grand-chose en matière de haïku, ni d’ailleurs à la poésie en général, mais ces trois lignes ont quand même piqué ma curiosité. Comme dans tous les haïkus, elles déploient un court scénario qui se précise à chaque ligne pour former une image complète ou un tableau achevé à la dernière. Ceci dit, comme j’avais encore fraîchement en tête mes récentes sorties à vélo dans les rizières du coin, en lisant la première ligne (Repiqueuses !), j’ai tout de suite imaginé des machines à repiquer le riz au lieu de paysannes qui repiquent le riz, comme dans cette scène du célèbre film de Kurosawa, Les sept samouraïs.

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Ça, c’était pour l’aspect loufoque de ma première réaction, qui se justifie quand même un peu par le fait qu’en français, sans contexte, rien ne permet de faire la distinction entre des machines à repiquer et des femmes qui repiquent, tandis qu’en japonais, les kanjis éliminent ce problème.

Repiqueuse mécanique : 田植機 (たうえき)

Repiqueuse (femme) : 早乙女 (さおとめ)

J’ai ensuite eu l’envie de comparer avec la version japonaise, que j’ai trouvée sur ce blog : 575筆まか勢.

早乙女の弁当を覗く鴉かな

Je note d’abord qu’en français, on a mis deux points d’exclamation, alors qu’en japonais il n’y en a qu’un seul, à la toute fin (dans l’univers du haïku, ce かな final correspond à une exclamation). Évidemment, les deux points d’exclamation en français sont tout à fait pertinents, je souligne simplement la différence.

Par contre, au lieu de :

Repiqueuses !

Un corbeau s’intéresse

à vos casse-croûte !

On aurait pu tout aussi bien mettre :

Repiqueuses !

Un corbeau s’intéresse

à vos casse-croûte…

À l’exclamation du début, un brin de suspens à la fin. (Le dénouement est laissé à l’imagination du lecteur.)

Ou même l’inverse :

Repiqueuses…

Un corbeau s’intéresse

à vos casse-croûte !

Au risque de tomber dans le ridicule (ce que je peux me permettre, n’étant pas poète), avec ces trois points je plante (si j’ose dire) dès la première ligne trois repiqueuses dans ma petite rizière. (Je sais, c’est tiré par les cheveux, mais on joue bien sur les mots, alors pourquoi pas sur la ponctuation ?)

Deuxièmement, en japonais le corbeau jette un œil (覗く) au casse-croûte.

Un regard furtif de voleur, ou celui d’une bête rusée qui épie en attendant le moment propice pour s’emparer du casse-croûte ? 覗く peut être l’un ou l’autre.

Le traducteur a contourné le problème, car pour lui le corbeau s’intéresse au casse-croûte.

Impossible de vérifier, mais j’ai la très vive impression que le traducteur n’a pas trouvé, parmi les synonymes du verbe regarder, de solution élégante et satisfaisante pour rendre le sens de 覗く, et qu’il s’est habilement tiré d’affaire avec s’intéresser.

Il a, comme qui dirait, retenu l’idée de l’idéogramme, et l’a adroitement repiquée dans le champ lexical du français.