Grincheux

Il s’appelle Grincheux, parce qu’après quelques heures sur la piste cyclable ou dans les chemins de campagne, il se met à grincer. C’est sa façon de grincher.

Conçu pour les courts déplacements en ville et sur le plat (il n’a qu’une seule vitesse), il en arrache dans les pentes ascendantes et sur les sols cahoteux (faible diamètre de pneus oblige).

Pour les courtes sorties en ville sa petite selle brune faisait parfaitement l’affaire, mais pour les randonnées de longue haleine à la campagne et sur les grandes pistes cyclables de Tokyo (celles des fleuves Tama, Ara et Edo), on lui a mis une selle Brooks B17 noire, en cuir, qui épouse la forme du fessier au fil des randonnées. La douleur finit toujours par venir, mais elle se fait attendre pas mal plus longtemps.

Avec une selle comme celle-là, nez légèrement incliné vers le haut (juste un peu, pour que les fesses du cycliste restent bien sur la partie la plus large), Grincheux peut trimbaler son parasite bipède sur des dizaines de kilomètres sans trop l’abîmer par le dessous.

Les premières fois, il l’amenait le long du fleuve Edo, où deux prises d’eau sur la rive ouest à hauteur de Katsushika Shibamata (oui, le fameux quartier de Tora-san) sont affublées de chapeaux. Le premier pointu comme celui d’une sorcière, le deuxième rond comme un chapeau melon.

Plus au sud, toujours sur la rive ouest, une baraque loue des embarcations et offre des mini-croisières en famille sur le fleuve, pendant que la radio AM joue les airs anciens d’un Japon d’autrefois.

Beaucoup plus au nord-est, le long de la piste cyclable du fleuve Tone aux limites de la ville de Kashiwa, les plantes grimpantes s’amusent tout l’été à donner aux arbres, qu’elles tiennent prisonniers sous leurs fines tentacules végétales, des formes d’animaux réels ou imaginaires. Grincheux adore ce coin très peu fréquenté ; il l’appelle le petit jardin botanico-zoologique.

Grincheux aime aussi parfois quitter la piste cyclable pour aller méditer dans des lieux de recueillement, comme devant le portail du jardin japonais ou le bâtiment principal du Fusebenten.

Mais parfois c’est la piste cyclable elle-même qui prend fin soudainement, comme ça, sans prévenir — soit parce que la topographie se fait capricieuse ou réticente, soit parce que la municipalité du coin n’a pas les moyens, soit encore parce qu’un terrain de golf lui barre la route —, forçant Grincheux à errer dans la campagne environnante à la recherche du point où la piste reprend. C’est souvent dans ces situations imprévues que surgissent les plus belles surprises et découvertes, comme ces modestes fleurs de fin d’été en bordure du chemin, splendides dans leur agonie…