De floraison et de contemplation — 開花と花見

Au petit matin, Béni-le-rouge a profité de ma grasse matinée pour aller bavarder avec les cerisiers qui longent le canal Tone (利根運河), tout près de la maison. À son retour il était tout énervé, ne tenait pas en place et voulait absolument me raconter ce que les cerisiers lui avaient expliqué.


La leçon de Béni-le-rouge sur la floraison des cerisiers

En japonais, la floraison (kaika), c’est littéralement l’ouverture (開) des fleurs (花). C’est bien connu, chaque année cette floraison voyage du sud vers le nord de l’archipel à grands coups de pétales. Et en conséquence du changement climatique, cette floraison commence maintenant de deux à quatre jours plus tôt qu’autrefois, en moyenne, selon la région.

Dans celle de Tokyo, le « front de floraison des cerisiers » (桜前線) arrive à la fin mars. Ce qui détermine le moment de l’arrivée de ce front, c’est l’apparition de cinq ou six fleurs sur l’arbre de référence du coin, appelé  hyōhonboku (標本木). Il y en aurait, dit-on, 96 dans le pays. Celui de la région de Tokyo se trouve au sanctuaire Yasukuni. C’est également cet arbre qui sert d’étalon pour la pleine floraison (満開), qui commence lorsque l’on estime qu’environ 80 % de ses bourgeons ont éclos.

La coutume d’aller contempler les fleurs (花見) remonterait à l’époque Nara. La noblesse de cette époque aurait alors développé l’habitude saisonnière d’aller contempler les pruniers importés de Chine, pour leur rareté, et non les cerisiers.

Photo prise lors d’un voyage dans la péninsule de Kii en 2005, en pleine période d’éclosion… des parapluies

Les cerisiers durent prendre leur mal en patience jusqu’à l’époque Heian pour attirer eux aussi les nobles contemplateurs de fleurs, si l’on en croit les historiens qui dénichent ce genre de détails dans les textes anciens.

Cette coutume raffinée d’une élite nobiliaire s’est par la suite étendue graduellement aux samouraïs et aux marchands à partir de l’époque Kamakura, pour finalement atteindre le peuple à l’époque Edo. De manifestation du bon goût et du raffinement de ceux qui s’y adonnaient, la pratique de la contemplation des fleurs s’est alors transformée en divertissement souvent arrosé d’alcool, comme c’est encore le cas aujourd’hui (sauf en ces temps de coronavirus).

C’est à l’époque Edo, semble-t-il autour de l’annnée 1720 qu’est apparue l’espèce la plus répandue des cerisiers à fleurs du Japon : le Somei Yoshino (染井吉野), dont les fleurs sont blanches et les boutons rose clair.

En japonais, Somei Yoshino peut s’écrire soit en katakana (ソメイヨシノ), soit en kanji et entre guillemets simples (‘染井吉野’). La première graphie désigne l’ensemble des espèces issues du croisement (naturel ou pas) du cerisier d’Ōshima (Ōshima Zakura) et du cerisier Edohigan, tandis que la deuxième désigne une espèce hybride particulière (Cerasus ×yedoensis ou Prunus ×yedoensis) issue d’un croisement et reproduite par la suite par multiplication végétative, donc par clonage.

Le ‘染井吉野’ est donc un ソメイヨシノparmi d’autres… mais c’es aussi le plus répandu, celui que l’on voit partout au Japon, et qui est partout génétiquement identique à lui-même, parce que reproduit par clonage (par multiplication végétative, donc asexuée).

Récapitulons…

ソメイヨシノ → Toutes les espèces dérivées des cerisiers d’Ōshima et Edohigan.

‘染井吉野’ → Les clones d’un cerisier hybride qui serait né à la période Edo, avec pour maman le cerisier d’Ōshima et pour papa le cerisier Edohigan. Ce sont les clones non fertiles de ce premier cerisier Cerasus × yedoensis qu’on aperçoit par milliers tout partout. Et comme ils sont génétiquement identiques, ils fleurissent tous en même temps dans un coin donné. Sans cela, la montée progressive printanière du front de floraison du sud vers le nord ne serait tout simplement pas possible.

Ces clones ont la réputation d’avoir une espérance de vie de seulement 60 ans…

  • Oh! On dit la même chose des maisons japonaises ! 

  • Ça, c’est une toute autre histoire, laisse-moi continuer…

  • Oups, pardon.

On dit souvent, donc, qu’ils ne vivent que 60 ans. Leur pleine vigueur dure jusqu’à l’âge de 30 ou 40 ans ; en atteignant la cinquantaine, ils se mettent à pourrir par l’intérieur du tronc ; et dans la soixantaine, ils s’éteignent.

Pendant longtemps on a évité de tailler les cerisiers. Le dicton disait :

桜切るバカ、梅切らぬバカ

L’idiot qui taille les cerisiers, l’idiot qui ne taille pas les pruniers (ou « celui qui taille les cerisiers est idiot, celui qui ne taille pas les pruniers est idiot »).

Mais depuis les années 1960, on maîtrise mieux les techniques de culture du cerisier (notamment en taillant les branches affaiblies chaque hiver, pratique inspirée de la culture des pommiers), avec pour conséquence que les clones centenaires ne sont plus une chose rare de nos jours.

Les cerisiers du canal Tone m’ont confié qu’à cause du réchauffement planétaire, il se pourrait bien que d’ici 2100 la floraison des clones Somei Yoshino ne se fasse plus progressivement du sud au nord de l’archipel, mais pas mal partout en même temps. Parce qu’une hausse de 2 à 3 degrés des températures moyennes entraînerait l’accélération de la floraison dans le nord, tout en la retardant dans le sud.

  • Pourquoi donc le réchauffement planétaire aurait-il l’effet contraire au nord et au sud ? Pour le nord je comprends, mais pour le sud, ça n’a pas l’air très logique ton truc…

C’est tout simplement parce que les bourgeons apparaissent pendant l’été et s’endorment à l’automne, et que pour sortir de leur état de repos (休眠) au printemps suivant, ils ont d’abord besoin d’une bonne période de froid mordant en hiver pour les secouer, avant l’arrivée des températures douces du printemps.

Concrètement, sous l’effet du froid l’arbre sécrète de l’acide abscissique, petit remontant qui extirpe ses bourgeons de leur sommeil et les prépare à l’éclosion.

Bref, avec le réchauffement planétaire, les bourgeons du sud feront la grasse matinée — comme toi — quand le printemps arrivera, tandis que ceux du nord se lèveront plus tôt — comme moi.


Deux sources pour vérifier presque tout ce que les cerisiers du coin ont raconté à Béni-le-rouge :

Pour les grands, une dame en kimono qui fait de la vulgarisation scientifique, dans l’édition japonaise en ligne de NewsWeek

Pour les moins grands, un chercheur qui explique un tas de trucs aux enfants sur les cerisiers, sur le site Web de Honda



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