Chikuwa — 竹輪

Comme la météo annonçait une fin de semaine pourrie, Béni-le-rouge a insisté pour que nous fassions une courte sortie en ce vendredi matin. Nous sommes donc allés rouler le long du fleuve Tonegawa, en direction nord-ouest, pour un aller-retour de 60 km.

Sur la rive est, un peu après le pont Mefuki-Ōhashi (芽吹大橋), il y a quelques maisons qui taquinent la rétine. La première est toute seule dans son coin, juste à côté de la piste cyclable, qui d’ailleurs bifurque soudainement vers la droite comme si elle voulait aller la regarder de plus près.

À peine quelques centaines de mètres plus au nord, trois ou quatre autres habitations forment une grappe isolée, en sandwich entre un boisé et des panneaux solaires. C’est à cet endroit précis qu’il faut quitter la piste, qui s’interrompt, et emprunter les rues et routes de la périphérie de Bandō (坂東市).

À tâtons, et en regardant à gauche et à droite au cas où il y aurait des coins intéressants à prendre en photo, on y cherche la combinaison de rues qui débouche sur la reprise de la piste. Ce sont des tâtonnements qui mènent parfois à des détours, parfois à des culs-de-sac.

De retour sur la piste, on aperçoit ici et là des cultivateurs au travail. Aux abords de la piste, des arbres étouffent encore sous les restes de plantes grimpantes desséchées de l’été dernier. Pour l’instant ce sont les fleurs de moutarde chinoise qui dominent le paysage, mais plus pour très longtemps. Le vrai printemps va bientôt surgir du sol, ça se sent dans l’air.

Un peu plus loin, une pancarte met en garde contre les vipères…

  • Béni, ça me rappelle un voyage dans les sentiers de Kumano Kodō, il y a une bonne vingtaine d’années.
  • Tu jouais au pèlerin ?
  • Non, juste au randonneur. Je marchais avec un bon ami du Québec qui était venu passer des vacances au Japon. Nous étions tombés plusieurs fois sur des affiches qui mettaient en garde contre les vipères (mamushi), mais il n’y avait pas d’illustration et, à l’époque, je n’avais jamais entendu ce mot, et comme il finissait par mushi j’ai dit à mon compagnon de marche de se méfier des mouches, que certaines étaient dangereuses. Mais le hic, c’est que nous ne savions pas de quelles mouches il fallait se méfier…
  • Et quand on marche en forêt, il y a pas mal d’insectes, hein…
  • Oui, c’était un peu stressant de ne pas savoir de quoi au juste il fallait se méfier. Et ça l’a été jusqu’à la première auberge (c’était une marche de plusieurs jours) où j’ai pu mettre la main sur un dictionnaire.

Un peu plus au nord, une petite moto nous a dépassés. D’ordinaire elles n’ont pas le droit de rouler sur la piste, réservée aux piétons et vélos. La photo ne le montre pas, mais il y a une route de campagne qui longe la piste…

La saison rizicole n’a pas encore commencé, mais d’autres cultures, au loin, semblent atteindre la hauteur des genoux pour cette famille paysanne. De la ciboule ?

Quand le cycliste s’arrête pour les prendre en photo, les vaches semblent nerveuses et ne le quittent pas du regard. Étendues au soleil, elles doivent bien se demander ce qui pousse les humains à pédaler sur cette digue aménagée en piste cyclable, au lieu de ruminer tranquillement.

Ailleurs, une affiche précise que l’abandon des déchets (不法投棄) constitue un acte criminel (犯罪). « Notre fleuve pleure », dit aussi l’affiche, illustration à l’appui. Frigos, climatiseurs, lave-linge, vélos… je ne les prends jamais en photo, mais il n’est pas rare d’en apercevoir dans les cours d’eau ou buissons isolés et bien à l’abri des regards, abandonnés par des gens qui ne veulent pas ou ne peuvent pas payer pour les faire recycler.

  • Ben dis donc, elle est pas très gaie, ta kotobalade d’aujourd’hui.
  • T’as raison, attends, j’vais ajouter un p’tit bout plus joyeux…

Souvenir de l’été 1991 dans les alpes japonaises

(Remarque : les photos et illustrations qui suivent ne sont pas de moi, ce sont de vieux trucs trouvés autrefois sur le Net.)

C’était à l’occasion de mon premier contact avec le Japon. J’avais participé à un symposium international pour étudiants, sur le thème du rôle du Japon pour la paix dans le monde, symposium organisé par la Banque Tōkai à Nagoya. Le symposium durait une semaine, et j’avais décidé d’utiliser le reste du visa de trois mois pour visiter le pays (et pour m’endetter du même coup). Après avoir visité quelques endroits très touristiques, je m’étais rendu aux dunes de Tottori et y avais passé trois jours et trois nuits à la belle étoile sur le sable, face à la mer du Japon. L’idée m’est alors venue de me procurer le strict nécessaire (dont une tente) pour aller à la montagne (ce que je n’avais jamais fait, soit dit en passant).

Me voici donc alpiniste du dimanche dans les alpes japonaises, et plus précisément au pied du mont Tate (立山), où j’entre dans un magasin et y prends ce que je crois être un bentō (un lunch en boîte), comme on en trouve dans tous les dépanneurs et supermarchés en ville.

Sans m’attarder, je continue jusqu’au terrain de camping. J’y monte ma tente dans un coin et décide de roupiller jusqu’à l’heure du souper.

Je dors quelques heures et, surprise, quand je ressors de la tente il n’y a plus personne, toutes les autres tentes ont disparu comme par magie. Comme je n’en suis pas à une perplexité près dans ce pays, je n’y pense pas trop et décide de casser la croûte sans m’inquiéter.

Surprise ! Mon lunch n’est pas un lunch, mais une boîte de chikuwa. Ce sont des espèces de tubes de poisson et autres ingrédients grillés ou cuits à la vapeur et qui imitent, dans l’imaginaire nippon, les tiges de bambou coupées.

Touriste ignorant, je n’ai jamais vu cette chose bizarre, ne sais pas quoi en faire, ignore si ça se mange ou pas tel quel. Je les remets donc dans la boîte et m’empresse de retourner au magasin acheter autre chose.

Sur le chemin du retour, le ciel se couvre de plus en plus et le vent prend de la vigueur. Puis tout s’explique dans ma tête d’imbécile. Un typhon approche et tout le monde s’est réfugié dans le grand hôtel qui surplombe le terrain de camping.

J’ai passé la nuit la plus longue de ma vie, seul, sur ce terrain de camping.

Impossible de dormir, le vent veut arracher la tente et je dois tenir les trois mâts à deux mains (pas facile) pour éviter qu’ils ne cassent. Et comme le terrain est complètement inondé, le fond de la tente est recouvert d’une bonne couche d’eau. Je me retrouve isolé sur l’îlot formé par mon petit matelas gonflable, où j’ai mis toutes mes affaires pour essayer, en vain, de les garder au sec.

Au matin, je fais le bilan : toutes mes affaires sont mouillées et le mât principal de ma tente (toute neuve) est cassé. Génial pour un premier jour en montagne, et comme tout est trempé je perds une journée, impossible de continuer avant d’avoir fait sécher mes vêtements. Heureusement, après le passage d’un typhon le ciel est généralement radieux. À la fin de l’après-midi, tout est bien sec.

Reste le problème du mât cassé. Je n’ai rien pour le réparer, la situation semble désespérée, quand je me souviens soudainement que chacun des mystérieux chikuwa contenait un tube de plastique rigide (pour que la pâte de poisson garde bien sa forme cylindrique).

Je prends donc un chikuwa dans la boîte, en extirpe le tube de plastique et remets le poisson dans la boîte, saisis un bout du mât cassé, l’insère dans le tube, fait la même chose avec l’autre bout, et… miracle ! Le tube a la dimension idéale, ni trop grand ni trop petit, ni trop court ni trop long, pour réparer mon précieux mât, qui tiendra comme ça pendant tout le reste du voyage.


Post-scriptum : Deux jours plus tard, j’ai échangé mes chikuwa dans une auberge de montagne. La proprio m’a donné une grosse poignée de barres de chocolat en échange (et en riant).



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