Bourg de Sakae 栄町

Samedi matin, nous sommes partis vers l’est avec, dans l’idée, d’aller le plus loin possible sur la piste cyclable puis de revenir en train quand les jambes commenceraient à se faire flageolantes. À cette suggestion, Béni-le-Rouge n’a pas trop rechigné, puisqu’il ne faisait pas froid ce matin-là et que la journée s’annonçait ensoleillée.

Tout s’est bien déroulé et tout a bien roulé jusqu’au bourg de Sakae, où le charme environnant nous a sournoisement fait dévier de l’itinéraire prévu. Avec pour résultat que nous avons décidé de rebrousser chemin en ligne presque droite jusqu’à la maison. Ça s’est traduit par une sortie de 96 km sous un vent léger qui soufflait du nord-ouest vers le sud-est, généralement agréable à l’aller, mais un peu agaçant au retour.

À la sortie de cette courte descente, j’ai pris en photo, derrière nous, et pendant qu’il en restait encore, les kakis que nous croisons presque chaque jour ces temps-ci dans nos sorties aérobiques (plus ou moins aérobiques). Pour une raison quelconque, le paysan du coin n’avait pas cueilli tous les fruits, les arbres qui longeaient le chemin n’étant pas encore dégarnis.

La première fois que j’ai croqué dans ce fruit, je lui ai trouvé un petit goût de carton ondulé qui n’avait rien d’agréable, ni sur la langue ni sous le palais. Le genre de truc qui fait grimacer et cracher en même temps. Les années ont passé et les préférences culinaires se sont modifiées petit à petit, tant et si bien qu’à cette époque de l’année le kaki figure maintenant dans la liste des fruits préférés de l’auteur de ce blog. Il est parfois dur (le kaki), parfois mou, parfois sec et parfois juteux, mais toujours orange.

Poursuivant vers l’est, nous sommes passés devant un autre bout de campagne qui fait partie des petites sorties aérobiques habituelles, et où le vert recommence sa conquête cyclique du sol brun. Qui plus est en automne, ce qui, pour un Québécois, ne cesse jamais d’étonner. Comme si le cerveau (ou en tout cas le mien) s’adaptait moins vite aux subtilités des saisons que le palais à celles des saveurs.

En sortant des rizières limitrophes de Kashiwa (柏市), donc en dépassant les limites habituelles de notre zone aérobique, nous avons pénétré dans Abiko (我孫子市). Béni-le-Rouge et moi avons conclu d’un commun accord que nous allions nous emmerder royalement si nous faisions l’erreur de rouler sur la morne piste cyclable qui reprenait devant nous (dans ce coin-là, elle s’interrompt par endroits, sous les aléas des budgets municipaux) et continuait vers l’est jusqu’à l’éventuel épuisement (le mien), même avec un vent léger dans le dos.

Résultat de cet accord consensuel : nous avons pris la direction des rizières et collines, en quête d’un peu plus de dopamine.


À un tournant, il y avait des tiges de riz coupées.

Béni-le-Rouge a reconnu le coin…

Tiens donc, a-t-il dit, nous sommes déjà passés par ici.

En effet, la couleur contrastante, presque noire, des balles de riz nous avait frappés, quelques semaines plus tôt. De retour à la maison, nous avons vérifié… et c’était bien la même rizière, avec le même bâtiment sur la droite.

La même petite rizière, photographiée un mois plus tôt, le 2 octobre, à un stade avancé d’épiaison

En quittant la rizière, nous avons roulé un moment sur des chemins de terre en direction du marais par où passait autrefois le fleuve Tone (利根川).

Ce petit chemin menait au marais Furutonenuma (古利根沼), un bras-mort (三日月湖) dont le nom signifie « marais de l’ancien [fleuve] Tone ».

Le fleuve, qui coule aujourd’hui plus au nord, passait autrefois par ici après avoir bifurqué brusquement vers le sud, ce qui causait des débordements lors du passage des typhons. Cette bifurcation naturelle a donc été gommée artificiellement par la main de l’homme, pour que le fleuve coule sagement et tout droit vers l’est. Ce détournement (réalisé de 1907 à 1920) a toutefois eu pour conséquence que des gens qui habitaient jusque-là dans le sud de la ville de Toride (取手市), près de la rive nord du fleuve, se sont soudainement retrouvé sur sa rive sud, où commençait jusque-là la ville d’Abiko. Et comme il n’y avait pas encore de pont à cette époque, ces habitants de Toride durent prendre le ferry, à partir de 1914, pour aller travailler ou pour se rendre à l’école.

Le petit traversier municipal, autrefois réservé aux résidents locaux, est devenu en 1999 un traversier touristique ouvert à tous.

  • Tu devrais leur montrer une photo, puisque nous sommes passés devant le ferry hier matin.

  • Bonne idée !

Il était environ 11 h, le petit traversier approchait lentement du quai désert. Puis le capitaine est descendu et nous a demandé si nous voulions monter à bord pour traverser. Je dis « nous » parce que les vélos peuvent également faire la traversée, et même gratuitement. Pour les bipèdes, c’est 200 yens pour traverser, 400 pour faire la boucle. Et moitié prix pour les enfants. Pour les nourrissons et pour les résidents du quartier (小堀地区), c’est gratuit, gratuité qui se comprend quand on connaît l’histoire du cours du fleuve (comme vous maintenant).

J’ai eu une petite pensée pour Geo Pottering, dont les membres ne passent pas souvent par ici, et me suis quand même informé auprès du capitaine, qui m’a dit qu’il pouvait faire monter à bord huit couples (bipèdes-vélos). D’ordinaire c’est plutôt 12, mais avec la distanciation toujours en vigueur en ces temps de COVID-19, la limite a été abaissée à huit.

Sur cette carte, le tracé bleu est celui d’une éventuelle sortie vers la rivière Kokaigawa (小貝川) et le tracé rouge celui de la longue sortie effectuée samedi (29 octobre).


Parmi les trucs qui nous ont capturé la rétine, il y avait ces machins, le long des rizières, avec une poignée pour faire tourner la vis qui fait monter et descendre la porte de l’écluse dans le canal d’irrigation.

Et les petits cimetières, au beau milieu des rizières.

Un peu plus loin, il y avait une butte dans laquelle était planté un tuyau d’où s’échappait de la fumée. Ça nous a intrigués. Du compost ? Non, du charbon de balle de riz (kuntan : 燻炭), m’a expliqué deux jours plus tard Sider, le leader de Geo Pottering, en précisant qu’on s’en sert notamment pour rendre alcalin un sol acide, ou pour en ajuster l’humidité.

Dans le bourg de Sakae, juste comme nous allions retourner sur la piste cyclable pour progresser plus vite vers l’est, le cours de la rivière Nagato (長門川) s’est comme qui dirait emparé du guidon, tellement les jardins potagers et les fleurs en bordure du chemin attiraient le regard, entraînant du même coup les mains de celui qui guidait Béni-le-Rouge, lequel ne s’est pas fait prier pour aller vers le sud.

Tout en essayant, en vain, de trouver un accès au bord de l’eau, nous avons pris quelques photos.

Ces fruits-là avaient l’air artificiels, on aurait juré qu’ils étaient en plastique. Et pourtant non.

  • Béni, je vais prendre une photo, et dès qu’on croise une statuette ou un autre truc inanimé, tu lui demandes ce que c’est et tu me traduis la réponse…

  • OK.

Ce que nous avons fait beaucoup plus loin, tout près d’un passage à niveau. Nous nous sommes d’abord approchés, en rigolant un peu, de cette statue affublée d’un vieux casque de sécurité exposé aux intempéries. Après une petite courbette d’introduction, je lui ai montré la photo sur le téléphone et Béni a fait tout le reste.

Au bout de cinq minutes, la discussion semblait vouloir s’éterniser…

Béni est tellement bavard quand il engage la discussion avec les trucs inanimés, qu’il faut souvent l’interrompre pour ne pas y passer la journée.

  • Alors, c’est quoi, ce fruit ? Il te l’a dit ?

  • Oui-oui, il dit que tout le monde connaît ça, qu’il faut vraiment être ignare pour l’ignorer…

  • Mon œil… Et tu savais, toi ?

  • Non, mais moi je suis encore tout jeune, à peine quelques mois, ça s’excuse. Tandis que toi, déjà aux portes de la soixantaine…

  • Bon, laisse tomber et dis-moi ce que c’est.

  • De la morelle mammiforme, dixit la statue. « Solanum mammosum » en latin, mammosum signifiant « qui a de gros seins ». En japonais, toujours d’après la statue, c’est « tsunonasu » (角茄子). Littéralement, une aubergine à corne…

  • Ben dis donc, elle en sait des choses, la statue ! T’es sûr que tu n’inventes rien, là ? Une statue bouddhique au beau milieu de la campagne japonaise… qui parle latin !

  • Elle en rajoute même : cette morelle en forme de mamelle est parfois appelée « kitsunenasu » (狐茄子) en japonais, parce que le bout fait penser au museau du renard. Même chose en anglais (fox head), mais aussi, et là nous revenons à nos mamelles : « nipplefruit » ou « cow’s udder ».


Avant d’arriver à cette adorable statue, nous avions fait quelques rencontres mémorables. Dont notamment celle d’une mante religieuse à la robe chocolatée qui se faisait bronzer sur la ligne blanche de l’accotement. Béni lui a demandé ce qu’elle faisait là, si près des voitures. Elle lui a donné la réponse typique de ces petites bêtes trop téméraires, à savoir : qu’elle n’avait peur de rien ni personne.

  • Béni, dis-lui que j’en connais plusieurs, comme elle, qui sont passées de 3D à 2D sans avoir eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait.

Béni a traduit, et elle nous a lancé un petit regard étonné de l’œil droit.

Puis nous avons continué de rouler en regardant à gauche et à droite, en haut et en bas, toujours devant, très peu derrière.

Devant

À gauche

Encore à gauche

Droit devant

À droite

Deux maisons construites tout près d’un étang, ou un étang aménagé tout près de deux maisons, au choix.

Une maison construite par quelqu’un qui ne veut pas de voisins. Devant, des repousses de riz.

Ōtori Tanigorō, 1887-1956. La pierre dit qu’il a été le vingt-quatrième yokozuna. Elle se trouve à l’entrée d’un petit sanctuaire, dans la ville d’Inzai (印西市).

  • Tu le connais, toi ?

  • Le lutteur ? Jamais entendu parler.

Une partie de l’enceinte du sanctuaire, avec une étroite promenade le long de la rivière

Le train, en direction de Narita, passe sous nos yeux sur ce pont quand on a la patience d’attendre pour le prendre en photo. Patience que nous n’avons pas eue.

Nous ne savions plus très bien où nous étions sur la carte, ayant dévié un peu trop plein ouest, alors qu’il aurait fallu rouler un peu plus vers le nord-ouest.

Ce qui, finalement, nous a réajusté la boussole entre les oreilles, c’est ce bout droit de la rivière Tegakawa (手賀川). Nous n’avions plus qu’à lutter contre le vent jusqu’au marais Teganuma (手賀沼), à le longer sur sa très jolie piste cyclable, puis à couper à travers Abiko et Kashiwa pour revenir à la maison.


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